Critiques

Réparer les vivants

Katell Quillévéré

par Cédric Laval

Porter à l’écran le roman de Maylis de Kerangal, Réparer les vivants, relevait de l’évidence autant que de la gageure. Une évidence, d’abord, que celle d’adapter un matériau dramatique aussi efficace, auquel l’unité de temps confère une résonance amplifiée : en quelques heures, des parents doivent surmonter l’annonce de la mort d’un adolescent, Simon, dans un accident de la route, et décider s’ils autorisent la transplantation de ses organes, qui lancera le personnel médical dans une course contre la mort, dans une course pour (re)donner la vie. Mais une gageure, aussi, parce que le lecteur enthousiaste du roman (j’en suis…) imaginait trop bien comment les décharges d’intensité émotionnelles, reçues dans chaque chapitre, pouvaient muter en surcharges larmoyantes, lorsque s’en empareraient les images et le son.

Katell Quillévéré relève le défi en appliquant la recette éprouvée des adaptations de roman réussies : fidèle dans l’esprit, tout en renouvelant la lettre. Cette « lettre » qui change, c’est d’abord le personnage de Claire (Anne Dorval), celui du receveur d’organe, qui occupait une place périphérique, presque secondaire, dans le dispositif du roman. Après avoir été terrassé d’émotion en collant au plus près de l’adolescent accidenté et de ses proches éplorés, le lecteur s’en trouvait presque désinvesti, en écho à un système médical qui gère le circuit de la transplantation de manière aussi impersonnelle qu’efficace. En construisant autour de la figure de Claire des repères biographiques ajoutés au roman, le scénario se rééquilibre entre ces deux pôles en tension, la mort d’un jeune garçon et la survie d’une femme au cœur usé. Si ce rééquilibrage peut apparaitre comme une trahison, il s’inscrit parfaitement dans la construction rigoureuse du film, où la lumière contrebalance la nuit.

Car la réussite du film est portée par cette construction rigoureuse, que rehausse la mise en scène. Consciente qu’elle ne pouvait rivaliser avec la richesse introspective du matériau littéraire, la cinéaste cherche surtout à réorganiser les personnages du roman autour d’une structure duelle, qui pourrait correspondre aux deux temps d’un battement cardiaque : systole (la contraction, la douleur) et diastole (le relâchement, l’amour). À l’échelle du film, les deux parties du scénario correspondraient à ces deux temps du battement cardiaque ; mais jusque dans le détail de ses parties, on retrouve cette alternance fondatrice qui évite la complaisance dans le pathos. Un exemple illustrera ce battement du cœur scénaristique, à travers le personnage de l’infirmière Jeanne (Monia Chokri), qui n’existe pourtant que dans quelques scènes : elle est témoin de la douleur des parents (systole), elle leur offre des mots apaisants en faisant la toilette de leur enfant (diastole), elle se fait tancer par le médecin qui lui reproche de donner de faux espoirs aux parents (systole), elle s’abandonne à un fantasme sensuel en prenant l’ascenseur (diastole). Sur le plan du style, aussi, le film pourrait s’analyser selon ce principe duel : avec les scènes d’hôpital, traitées dans des couleurs bleutées, froides, font contraste des scènes plus lumineuses, très chaudes (et l’on songe à ce magnifique travelling amoureux qui conduira Simon vers son premier baiser, à travers une direction photo qui ferait passer Le Havre pour une perle de la Méditerranée!).

Finalement, là où le roman empruntait certains codes à la forme chorale, le film lorgne plutôt du côté de la structure-chaîne, un peu à la manière de La ronde de Max Ophüls. Chaque personnage est traité dans des segments qui s’enchaînent, davantage qu’ils ne s’entrelacent, unis par ce cœur dont les battements innervent le scénario, la mise en scène. Si l’amour faisait le lien entre les chaînons du film de Max Ophüls, c’est son équivalent métonymique, le cœur, qui parcourt celui de Katell Quillévéré. Elle prend d’ailleurs soin de lui donner consistance à l’écran à travers deux scènes en plans fixes dans le bloc opératoire. Deux autres plans se font d’ailleurs écho, à un bout et à l’autre du film : celui du visage de Simon, face caméra, qui s’éveille au petit matin de son dernier jour de vie ; celui de Claire, qui s’éveille au premier matin de sa nouvelle vie. Entre les deux, le spectateur aura entendu, senti, vu un cœur battre. De battre un cœur ne s’arrête jamais.


9 mars 2017