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Critiques

Rescue Dawn

Werner Herzog

par Edouard Vergnon

Lorsqu’en 1997 Werner Herzog consacrait un documentaire à Dieter Dengler, il songeait déjà à en faire l’objet d’une adaptation cinématographique. Ce passage d’un univers à l’autre est passionnant dans sa façon d’interroger le cinéma : quel est son apport par rapport au documentaire, que transcende-t-il, d’où vient la nécessité du cinéaste à ne pas vouloir uniquement rester dans le souvenir des événements tels que les relatait Dengler ? Ayant réalisé ce documentaire, Herzog est délivré de l’obligation de s’effacer devant l’histoire individuelle d’un homme et peut pleinement s’approprier son aventure pour la raccorder avec sa sensibilité d’artiste.

Ainsi, ce magnifique travail de jonction lui permet-il d’explorer l’autre versant de son obsession de toujours, c’est-à-dire non plus l’aptitude d’un être humain à devenir fou, mais les ressources qu’il met en oeœuvre pour résister à l’attraction même de la folie. Dengler a d’ailleurs ceci d’étonnant que c’est son héroïsme involontaire – au moins au début du film – qui pourrait le faire passer pour fou. Avant d’être fait prisonnier, il semble en effet ne pas être dans la conscience tragique des événements et son courage tient alors vraiment à ce qu’on pourrait appeler un « héroïsme fou », particulièrement manifeste dans cette scène incroyable où il refuse de signer des papiers qui lui sauveraient pourtant la vie. La séquence est d’autant plus forte qu’elle marque le moment où la vie bien réelle de Dengler recoupe, si l’on peut dire, la volonté cinématographique de Herzog : en refusant de signer ces papiers, il se condamne à moisir dans la jungle et à aller jusqu’à l’extrême limite de son endurance morale et physique.

C’est qu’à l’inverse d’Aguirre, ce que Herzog filme ici, ce n’est pas tant la perte de soi que la vaillance soudaine de l’esprit, du corps et de la mémoire. De ce point de vue, le style moins lyrique et contemplatif de Rescue Dawn épouse parfaitement le propos du cinéaste. Traversé de plans superbes, le film est intensément rigoureux et a la beauté évidente d’une épure. Son trait est précis, mais excède le réalisme pour atteindre une forme supérieure de vérité. Jusqu’à cet instant où il est fait prisonnier, Christian Bale restitue admirablement l’espèce de candeur dont fait preuve Dengler. Pour ce faire, il compte sur la relative pâleur de son visage, une certaine innocence dans le regard et une façon de rire qui est propre aux enfants. Le comédien engage ensuite son corps tout entier et « dépérit » à vue doe’œil. Le résultat est assez inouï, comme en témoigne la scène stupéfiante où il arrache avec les dents la peau d’un serpent encore vivant et nous fait alors viscéralement ressentir l’immense détresse de Dengler. Il est intéressant d’observer comparativement le travail des deux autres comédiens américains qui, bien que talentueux, restent dans une gamme de jeu beaucoup plus classique : ils ne quittent pas le registre de l’interprétation, tandis que Bale finit – pour reprendre les mots de Bresson – par nous faire croire « que la cause est en lui ».


29 novembre 2007