RESPIRE
Onur Karaman
par Gérard Grugeau
Il faudrait être insensible pour ne pas voir la violence qui monte dans la plupart des sociétés occidentales, la nôtre ne faisant pas exception. La misère sociale, l’exclusion, la ségrégation scolaire, l’aliénation au travail, le racisme larvé ou frontal sont autant de maux qui témoignent de cette violence omniprésente, maux que décline avec aplomb et lucidité Onur Karaman dans Respire, son quatrième long métrage. Après La ferme des humains, Là où Attila passe et Le coupable, le cinéaste montréalais d’origine turque élargit sa palette pour donner dans le drame social et mettre à nu les mécanismes qui tendent à enfermer les individus dans leur classe d’appartenance au sein d’une société verrouillée. Société qui ne cesse par ailleurs d’entretenir le mirage de la méritocratie alors que, comme le souligne le sociologue Gérald Bronner dans Les origines : pourquoi devient-on qui l’on est : « le système humilie ceux qui ne réussissent pas et ils finissent par intégrer le fait qu’ils sont sans mérite ». Ce rapport à la frustration et à la honte qui dévore les consciences et les corps est au cœur de Respire. Il est l’énergie sous-jacente qui gronde insidieusement, la force motrice qui pousse chacun et chacune dans une solitude de plus en plus profonde et parfois mortifère.
Respire s’articule autour de deux familles d’un quartier populaire de la grande couronne de Montréal dont les destinées vont s’entrecroiser. Pour la famille de Fouad, venue du Maroc, le désir d’intégration s’avère constamment brimé, entre l’intimidation vécue en milieu scolaire par le jeune adolescent, le licenciement de la mère jugée peu performante au travail et le déclassement du père ingénieur contraint de gérer un petit restaurant. Du côté de la famille québécoise qui réside dans la même rue, le contexte socioéconomique pèse tout aussi lourdement. Victime de la précarité de l’emploi, d’une instabilité amoureuse dévalorisante, des blessures mal cicatrisées d’une séparation parentale et de l’influence d’un cousin violent, Max est un jeune homme dont le quotidien ne laisse entrevoir aucun espoir d’épanouissement.
Autant dire qu’à l’écran, le poids du social est partout. Il enserre le récit jusqu’à l’étouffement, et de ces situations inextricables va naître, sur fond de racisme ordinaire, le drame tant redouté, sans que le film ait la moindre chance de muer dans une autre direction, sinon à l’occasion d’une petite phrase finale qui évoque timidement l’idée d’une communauté à construire autour d’un « nous » collectif. Là sont les qualités et les limites de Respire qui se veut pourtant nuancé dans sa démonstration, dépourvu de toute caricature méprisante et désireux d’ouvrir un début de dialogue entre les protagonistes au-delà des différences de surface.
Si, dans son constat des enjeux de domination qui traversent la société (rapports de classe et rapports ethniques, loi du marché), Respire s’avère réaliste en convoquant des éléments trop peu souvent exploités dans notre cinématographie, le film n’en demeure pas moins plombé par un fatalisme qui laisse perplexe. S’appuyant sur des dialogues toujours justes mis au service d’un scénario parfois sur-écrit et en quête de l’équilibre parfait dans l’exposition des situations, Onur Karaman opte pour un régime d’images qui exploite à fond la carte du naturalisme. Le film multiplie ainsi les effets de réel qui alimentent la tension dramatique et flirtent avec le thriller. À ce titre, l’engrenage des situations est sans faille, implacable, jusqu’au dénouement final. Quant à la direction artistique et à la photographie, elles privilégient un rendu glauque qui confère une cohérence interne à la mise en scène alors que les actrices et acteurs, tous excellents, jouent avec générosité la partition qui leur est attribuée. De toute évidence, il y a chez le cinéaste une volonté de rendre compte en filigrane d’une époque où le « filet corporatif » du néolibéralisme a évacué de l’espace social les affrontements de classe, générant dans son sillage une forme de servitude volontaire doublée d’un climat délétère et rageur qui infuse la société. Sans véritable référent concret, l’aspect politique est toutefois évacué, laissant les personnages se débattre seuls, comme s’ils étaient les otages d’une existence sans issue.
Dans une séquence du film, le père de Max exprime son sens de la communauté et son désir d’une vie de quartier à préserver. C’est sans doute sur ce terrain qu’Onur Karaman aurait pu dépasser les clichés et jeter les bases d’un nouveau regard. À travers le personnage de Fouad (et celui de la mère de Max dans une moindre mesure), le cinéaste évoque le pouvoir salvateur du livre et de la poésie qui incite « le rêveur à rêver de meilleurs rêves ». On déplorera que le récit ne fasse rien de cet espace d’émancipation à peine dessiné qui aurait pu créer une trouée dans le naturalisme figé du film et semer les germes d’une utopie sociale. « Faire du cinéma un champ de bataille », « faire la guerre au monde et au cinéma » comme le faisait par exemple un Jean-Claude Brisseau dans De bruit et de fureur (malgré sa finale très noire), voilà ce qui manque ironiquement à Respire : une respiration qui associe les genres, un appel de l’imaginaire ou de l’onirisme qui serait venu fouetter le réel et réparer les vivants.
31 janvier 2023