Critiques

Ressurection

Paolo et Vittorio Taviani

par Réal La Rochelle

Résurrection est encore, pour une troisième fois chez les Taviani, une adaptation d’un Tolstoï. Et pas le moindre, puisqu’il s’agit du dernier grand roman épique du célèbre écrivain russe, ouvrage généralement considéré comme un échec et dont seuls les afficionados de l’auteur de Guerre et paix admirent les beautés crépusculaires.

Comme Tolstoï est l’écrivain chez qui Paolo et Vittorio Taviani ont le plus puisé, on peut se demander d’entrée de jeu si les célèbres cinéastes italiens n’y trouvent pas une source inépuisable pour leur propre goût des beautés en décadence, des idéaux inachevés, des révolutions avortées, des amours indicibles et impossibles à réaliser. Déjà, en 1971, dans San Michele aveva un gallo (Saint-Michel avait un coq), les cinéastes tiraient leur sujet de la nouvelle Le Divin et l’humain. Plus tard en 1990, Le Père Serge, autre nouvelle, donnait naissance au Soleil même la nuit. Néanmoins, malgré ces sources dans la littérature russe, les Taviani situaient leurs fables lyriques et mystico-matérialistes en Italie, voyageant depuis les brûlures solaires du Sud jusqu’au Nord humide et verdoyant de la lagune de Venise ou de leur Toscane natale.

Avec Résurrection, les Taviani font rupture avec ce procédé. La quête épique du Prince Nekhlioudov pour sa «conversion à une vision radicalement neuve des choses» (Georges Nivat) se situe cette fois en Russie. Moscou, Saint-Pétersbourg et la Sibérie se substituent aux villages, villes et déserts de la botte italienne. Le Prince, la belle et touchante Katiouka (devenue à son corps défendant putain et meurtrière), de même que le peuple russe déployé comme un chœur de Moussorgski, vont ainsi se mouvoir dans un environnement d’origine étrangère, lointain. Mais il ne faut pas se leurrer. De même que, dans Good Morning Babilonia, l’Amérique et Hollywood étaient, de l’aveu même des cinéastes, une sorte de représentation au fond très «toscane», ainsi cette Russie de Résurrection, dans le fond très italienne. Saint-Pétersbourg ressemble singulièrement à Rome ou à Florence, les plaines transsibériennes aux déserts des Pouilles ou de la Sicile.

Et puis, quel personnage on ne peut plus tavianien que ce Prince qui veut ressusciter le peuple russe mort, assassiné par l’aristocratie violente, en organisant le projet insensé de «faire le bien avec les fruits du mal», comme l’écrit Lukacs (cité dans la Préface de Nivat pour l’édition Folio classique du roman, d’où je tire aussi le titre de cet article). Même démarche et même cul-de-sac ici que dans le cheminement du Sergio de Il Sole anche la notte, ou du Giulio de San Michele. Idem pour celui de Fulvio dans Allonsanfan (joué avec une passion hallucinée par Mastroianni), un scénario original des Taviani mais si typiquement tolstoïen.

Ce qui est en jeu dans ces films, et dont Résurrection produit une sorte de synthèse émouvante – voire de testament cinématographique, – est une passion indéracinable pour le changement et la révolution, un regard lucide d’une classe sociale corrompue sur une autre, l’intelligence d’aristocrates embourgeoisés émus par la misère extrême du peuple et voulant le sauver, le transformer, le ressusciter comme le Christ biblique le fit de Lazare. Mais voilà, au seuil du XXe siècle, à l’aube de révolutions meurtrières et d’holocaustes indescriptibles, les morts ne semblent plus vouloir sortir des tombes où ils reposent. Les efforts des idéalistes tomberont vite, une fois de plus, aux mains du pouvoir des tribunaux, des diktats de déportations et d’exils, des assassinats collectifs. La révolution est un échec, disent ces Taviani autrefois communistes, le XXe siècle un champ de guerres et d’avortements, échecs d’autant plus cuisants que même la volonté du bien ne semble produire que de nouveaux cadavres ou encore d’éternels pauvres, toujours «humiliés et offensés».

Des voeœux et une oeœuvre pour saluer le XXe siècle

Le Prince, bien sûr, aime passionnément la jolie Katiouka. Mais ce faisant, et après l’avoir séduite et engrossée, il l’abandonne en toute inconscience. Cela aura comme conséquence de conduire la jeune fille à la prostitution et à être mêlée à une sordide histoire de meurtre vénal. Le Prince, par hasard, la reconnaît au tribunal. Condamnée injustement à la prison et à la déportation en Sibérie, au même titre que de jeunes révolutionnaires (prisonniers politiques devenus ses amis), Katiouka se verra accompagnée et harcelée inlassablement par un Prince pris de remords, qui a vendu tous ses biens pour sauver son amour, et offert à ses paysans serfs de les libérer et de leur accorder des terres. Mais ceux-ci ont refusé ! Il la suit en Sibérie, se repent, offre à la femme le mariage. Katiouka le repousse, lui préférant un révolutionnaire, certaine que le Prince n’agit que par pitié et compassion, non par amour. Appauvri, resté seul, errant comme un moribond, le Prince partage en finale une fête de paysans qui célèbrent le Nouvel An du passage au XXe siècle. Il faut faire un vœu, clament les fêtards en trinquant ferme. Une paysanne s’écrie : «Je veux avoir deux vaches» – «Faites un vœu vous aussi, Prince». Après un long silence, l’homme formule péniblement son vœu : «Aimez-nous les uns les autres». Amère ironie : cette parole évangélique, qui fonda en son temps la chrétienté sur les ruines de l’empire romain, se transformera à son tour en empire chrétien meurtrier, et le XXe siècle n’en sera que l’aboutissement monstrueux en Europe. Chez les Taviani, les princes lucides et révolutionnaires sont bien seuls, toujours au bord de l’effondrement et du suicide.

Les Taviani sont bien seuls aussi depuis près de dix ans, depuis Fiorile, paru en 1993. Un énorme malentendu, un échec tragique et instructif. Cette descente aux enfers commence avec Les Affinités électives (1996), inspiré de Goethe. Ce magnifique lamento, non plus en mode épique mais cette fois-ci en musique de chambre schubertienne, lyrique et névrosée, a été refusé par la  plupart des distributeurs et ce, malgré l’éclat singulier d’Isabelle Hupert. En France, un scandale : le distributeur ne veut plus de ce film et le sort en cachette un an après les festivals. Il fut présenté ici au FFM en 1997, mais le film ne trouve aucun distributeur, ni aux Etats-Unis (seulement disponible en vidéocassette), ni au Canada (même pas de vidéo). Idem pour Tu Ridi (1998). Après les festivals de Venise et de Toronto, le film prend le chemin des limbes. Personne ne l’a vu ensuite en Amérique, et il faut attendre la rétrospective de novembre 2001, au MOMA, pour un unique visionnement en «world premiere» (cet événement présentait l’ensemble des 16 longs métrages des Taviani, grâce au programme des restaurations de Cinecittà Holding et du gouvernement italien).

 Résurrection aura-t-il un meilleur sort ? Il ne serait pas étonnant d’entendre à nouveau les reproches faits aux Taviani depuis dix ans :  ne pas se renouveler, être tombés dans un académisme un peu suranné,  préférer la nostalgie des effondrements culturels, religieux et idéologiques aux dynamiques d’écrans en apparence post-modernes.

Pourtant, cette épopée de trois heures fait appel à d’innombrables mouvements de caméra très «ophuliens», surtout dans sa première partie, celle de la jeunesse et des amours, à l’occasion des nombreux flashbacks qui ponctuent le film. Ce même type de mouvements revient aussi quand il s’agit de balayer Saint-Pétersbourg d’un regard gourmand et mélancolique. Par ailleurs, la dernière partie, celle de la longue route de chemins de fer menant en Sibérie, est une des plus belles visuellement, entrant progressivement dans la neige et le froid, se terminant en grande plongée générale sur un train fonçant dans le désert blanc,  qui n’est pas sans rappeler le fameux tableau québécois de Jean-Paul Lemieux.

A plusieurs reprises, les Taviani utilisent des décors visiblement très théâtraux (à la manière des anciennes constructions de stuc des studios Cinecittà) pour camper des prisons, le tribunal, des cabanes pauvres, des gares sibériennes, sans compter l’espèce de datcha du finale. Au milieu de ces décors artificiels (plusieurs autres sont naturels), ceux des riches et ceux des démunis, s’inscrit un court instant d’extérieur au champ, hyperréaliste, quand le Prince évoque la dureté de la vie du peuple, ces «paysans maculés de purin».

Paolo et Vittorio Taviani, grands réalisateurs de bandes sonores, retrouvent ici leur compositeur fétiche Nicola Piovani (amples symphonies chantantes et tristes), à qui ils demandent, suivant leur stylistique coutumière, d’accorder sa partition à des musiques pré-existantes qui s’inscrivent place dans le scénario et la réalisation. Résurrection en présente à trois reprises : d’abord, lors d’un des plus touchants flashbacks, dans une petite église orthodoxe, un joyeux chant religieux qui ponctue l’amour des deux jeunes gens ; ensuite, une belle ballade lancinante des prisonniers ; enfin, le chant a cappella, en solo, d’un condamné à mort. Et puis, pendant tout le long métrage, les alternances coutumières entre des plages plus fortissimo et de bonnes zones de silences.

Le film se termine malicieusement sur la fête millénariste des vœux du Nouvel An. Sur les derniers accords de Piovani imitant les clichés hollywoodiens ou soviétiques, les Taviani ironisent en faisant apparaître, à la manière d’Eisenstein ou de Vertov, une énorme surimpression des mots «XX SECOLO». Ce clin d’œil donne à imaginer comment déchanteront vite les cris de joie des paysans, quand les plus jeunes d’entre eux vivront les premières décennies russes et européennes de ce siècle d’enfer. En même temps, on peut rêver que les Taviani nous invitent, en quelque sorte, à revisiter leur corpus filmique comme trace singulière de ce XXe siècle. Filmographie qui prend naissance dans le néo-réalisme des années 50 et 60, se prolonge ensuite dans ces nombreux tableaux de désillusion des révolutions du XIXe siècle puis de la Seconde Guerre mondiale (pensons à La Nuit de San Lorenzo), des introspections culturelles nombreuses sur le Sud italien, grâce aux nouvelles autobiographiques de Pirandello (Kaos et Tu Ridi).

Résurrection peut aussi nous conduire à une actualité plus chaude. Lors des vœux du nouveau siècle et du nouveau millénaire, à quoi pouvait-on imaginer que ressemblerait 2001 ? Sans doute pas au New York du 11 septembre. Peut-être à sa survie, à laquelle se trouve participer cette étonnante rétrospective de novembre des Taviani. Et puis, un fait divers encore plus récent n’est pas sans réveiller la petite flamme tolstoïenne : la mort de George Harrison, le lendemain même de la première américaine de Résurrection. Comme nous le rappelle Serge Cormier dans Le Devoir, Harrison fut celui qui, détestant vivre comme Beatle et nouvel aristocrate dans son château de millionnaire, allait répétant : «Tout peut attendre… sauf aimez-vous les uns les autres».
Resurrection sera présenté à la Cinémathèque Québécoise ce samedi 24 mai, à 19h.


21 mai 2008