RESURRECTION
Andrew Semans
par Rachel Lamoureux
Parfois l’on dispense aux autres les conseils qu’il faudrait savoir s’adresser à soi-même.
Resurrection s’ouvre sur le plan rapproché d’un visage désemparé. Une collègue de travail se confie : une relation difficile, un copain qui la dénigre incessamment, par humour, par lâcheté. Espace intime de partage, incongru parce qu’anticapitaliste, néanmoins séparé par l’infranchissable distance du bureau : deux femmes se parlent, la subordonnée à la supérieure, qu’on devine en face depuis le son de sa voix puissante et assurée. Elle lui dit qu’il faut trouver en soi la force de s’engager auprès de gens qui nous veulent du bien, sans savoir que son conseil trahit déjà sa propre solitude.
Margaret (Rebecca Hall) participe caricaturalement de l’archétype de la femme forte : carriériste, les cheveux sombres coupés au carré, vêtue de complets sport-chic, empreinte d’une libido enfiévrée sans attaches, mère monoparentale d’une gamine de dix-sept ans, elle se donne à voir, selon une esthétique minimaliste, en véritable parangon de l’émancipation et du contrôle.
Dans ce thriller psychologique, la façade se fissure de toutes parts. Les marques de la réussite camouflent parfois un profond mal-être, duquel on s’extirpe en plongeant dans une réalité alternative. Sans connaître l’objet de la crainte de l’héroïne, nous entrapercevons les signes avant-coureurs d’un danger imminent, où se révèlent les premiers symptômes de la psychose, les résurgences d’un passé mal enfoui.
David More (Tim Roth), biologiste de renom, fait retour après vingt-deux ans d’absence, dans un congrès auquel assiste Margaret. Son corps somatise le traumatisme, elle ne parvient plus à respirer, elle panique. On découvre au fil des indices que ce retour est prémédité, que cet homme, ayant presque le double de l’âge de Margaret, l’a charmée lorsqu’elle avait à peine vingt ans. C’est qu’elle avait suivi ses parents, eux-mêmes biologistes, en voyage professionnel au Canada. David a su les convaincre par sa prestance et son intelligence qu’il était un bon parti pour leur fille. Ils étaient, dira-t-elle, pétris de l’idéologie des années 1970 – la libération sexuelle revendiquée jusque chez les mineurs –, pétris donc d’une naïveté frôlant l’idiotie. Ils rentreront chez eux après ce voyage, laissant leur fille aux mains d’un homme qui expérimentera un éventail de violences psychologiques sur sa femme cobaye, allant jusqu’à tuer leur premier enfant. Il lui fera même croire que, l’ayant ingéré, il le porterait au creux de son ventre, intact. Margaret, brisée par ce geste, fuira peu de temps après. Difficile de ne pas penser, du côté de la littérature, au cas de Vanessa Springora : à ses quatorze ans et sous le regard approbateur de sa mère, elle est devenue l’amante de l’écrivain Gabriel Matzneff, qui relate dans ses Carnets noirs ses ébats sexuels vécus avec elle et d’autres enfants.
Resurrection aurait pu être un récit d’empowerment, le récit d’une femme se déprenant pour de bon de la relation d’emprise dans laquelle, jeune fille, elle s’était engouffrée. Mais suivant le retour de David, elle sombre à nouveau dans la dynamique retorse qui fut la leur, prétendant vouloir assurer par l’offensive la sécurité de sa fille, sachant trop bien le danger qu’elle court. La manipulation commence par des gestes anodins, qui apparaissent sans gravité. On lui demande de se rendre au bureau pieds nus. On lui demande une discussion au parc, un café, un repas. On impose sa présence dans des lieux publics, parce qu’on est bien en droit d’y être, de poursuivre quelqu’un de loin, sans l’aborder, en suscitant en elle la pensée qu’on lui veut du mal en même temps que la disqualification de cette pensée.
C’est ce qu’on appelle du gaslighting, une violence psychologique où l’abuseur déforme délibérément la perception de la réalité de sa victime, qui en vient à douter de son propre jugement, voire de sa santé mentale. Un phénomène qui ne date pas d’hier. Déjà, en 1944, Gaslight de George Cukor mettait le personnage d’Ingrid Bergman dans cette situation et donna son nom à cette forme d’abus. Dans Ressurection aussi, c’est l’impuissance des femmes face à un système patriarcal qui est dépeinte : la police fera défaut, l’officier exprimant que, sans menaces claires, on ne peut enregistrer une déposition, qu’il faut faire preuve de prudence. Autant dire qu’il faille se préparer au pire, et peut-être y survivre, pour être prise en charge.
J’ai dit que ce récit aurait pu en être un d’empowerment, car le jeu de Rebecca Hall est hypnotisant. L’actrice porte le film à elle seule, mais elle ne saurait parvenir à sauver le scénario de ses propres limites. S’il est de bon goût de remettre en cause le concept de famille nucléaire, ce film revitalise une maternité caricaturale, où l’on retrouve une mère prête à tout pour sauver (venger) sa progéniture, se qualifiant elle-même de « jetable », en ce que la mise au monde d’un être signerait la perte de soi provoquée par le besoin viscéral de s’assujettir toute entière au fruit de ses propres entrailles, voire à la figure masculine (patriarcale) qui représenterait et la source de ce bonheur innommable et la menace ultime pesant sur la relation idyllique mère-enfant. Si l’hétérosexualité et la binarité sont érigées en normes dès le début du film, on aurait pu au moins espérer que l’émancipation de la protagoniste en soit véritablement une. Or le film nous donne à penser que la réussite professionnelle des femmes ne saurait être conditionnée que par un passé trouble, un élan vital visant à se déprendre d’une relation d’emprise qui mêle la figure du père, du mari, de l’amant et du psychopathe. On aurait pu espérer que Margaret sache se remémorer le conseil qu’elle formulait à sa collègue – s’engager auprès de personnes qui veulent notre bien –, mais la mère de ce thriller psychologique a préféré la descente aux enfers auprès du père plutôt que la mise à distance de celui qui œuvre envers et contre tous au pire.
15 août 2022