RETOUR À SÉOUL
Davy Chou
par Ariel Esteban Cayer
« Mais vous êtes française! » Lorsque l’on rencontre Freddie (Park Ji-min), elle ne connaît rien de la Corée. Elle se ressert à boire bien qu’elle doive plutôt attendre que ses amis, rencontrés à l’auberge de jeunesse, le fassent pour elle. Elle accapare l’attention d’un restaurant entier avec une exubérance tout étrangère, en apparent contraste avec les codes de bienséance du pays. Elle est têtue, captivante, quelque peu maladroite – Française en terre étrangère, et fière de s’en revendiquer. Elle est partie en Corée sur un coup de tête car elle cherche ses parents biologiques.
Deuxième long métrage du réalisateur franco-cambodgien Davy Chou, Retour à Séoul gravite autour d’une performance magnétique de Park Ji-min – artiste visuelle qui incarne ici, avec un naturel désarmant, un premier rôle au grand écran. Dès cette première scène, Chou et Park présentent un personnage effervescent, volcanique, dont l’évolution sera le principal enjeu du film. Lorsqu’on rencontre Freddie, elle est âgée de 25 ans, déjà prompte à la fête, sans qu’on ne sache encore pourquoi elle aborde le monde avec autant de fougue. Lorsqu’elle se rend au centre d’adoption Hammond en quête de pistes vers sa famille, le personnage se précise. Caractérielle, sans être tout à fait antipathique, Freddie ne sait pas tout à fait ce qu’elle veut : revoir ses parents? Apprendre à les connaître? Ou ne plus jamais remettre les pieds au pays? Néanmoins elle fonce, quitte à se blesser au passage, régie par une colère ancienne et primordiale, qui fait faire et fait dire ces choses que l’on regrette. « Tu es une personne très triste », lui fait remarquer son amie Tena au détour d’une de ses nombreuses indélicatesses. Ce à quoi Freddie ne répond rien.
De pair avec cette représentation d’un non-dit refoulé, Chou privilégie une mise en scène en plans rapprochés, entrecoupés de mouvements de caméra emphatiques, qui accentuent la virtuosité du jeu de Park. Celle-ci internalise la douleur de Freddie, pour mieux la vomir plus tard ; elle se déplace dans les espaces du film tel un missile à tête chercheuse, implacable. Chou porte également une attention toute particulière au choc entre cette dernière et son environnement, à travers les multiples détails qui font la spécificité de cette rencontre avec une culture à la fois étrangère et familière. Un réfrigérateur s’avère captivant à ses yeux, rempli à craquer de banchan. La caméra de Chou s’attarde sur cette façon particulière qu’a une grand-mère de diviser le poulet d’un samgyetang avec des baguettes en métal ; sur les manières de consommer l’alcool ; sur l’implication d’un détour en taxi vers Itaewon, quartier des bars. De même, le casting d’Oh Kwang-rok (un habitué de Park Chan-wook) dans le rôle du père, ou encore de Kim Sun-young (Broker) dans le rôle de la tante, confère à Retour à Séoul une qualité incarnée et légitime.
Chou, qui aurait pu en rester au simple récit familial ou initiatique, dévoile, avec une première ellipse, une ambition proche du bildungsroman. Freddie ne quitte finalement pas la Corée; elle y trouve sa place. Sa colère se transforme en mode de vie, en oubli de soi, en élan autodestructeur, bien que formateur, et bientôt essentiel au développement de sa personne. Un « plan cul » devient en entretien d’embauche ; une fête d’anniversaire l’aliène de ses collègues à la firme de consulting international à laquelle elle travaille, et ainsi de suite. Bientôt, une année s’écoule, puis cinq, la dotent d’une maturité qui menace cependant de s’évaporer au moindre claquement de doigts.
Ainsi, Retour à Séoul se révèle être moins un film sur l’adoption qu’un film sur la personne que l’on devient – ou que l’on peine à devenir – au fil de sa vingtaine. Sur cette pièce manquante que l’on recherche en soi. La quête de Freddie, fort spécifique, revêt toutefois une qualité poignante, universelle, lorsque Chou se permet ces grands sauts dans le temps. Cette gradation dans le caractère de son personnage illustre les répercussions d’un traumatisme fondamental, d’un abandon, sur la durée de quelques années charnières, au fil de ces choix que l’on fait tout au long d’une vie. La relation de cause à effet résonne, terrasse le spectateur, car elle excave avec justesse ces sentiments que l’on refuse souvent d’examiner, mais qui façonnent néanmoins l’individu.
Lorsque l’on quitte Freddie, à l’aube de ses 33 ans, elle aura vécu en Corée, sa Corée natale, toxique et étrangère, mais désormais familière. Elle aura grandi, appris, expérimenté, éprouvé cette douleur qui la caractérise et la façonne pendant l’essentiel de sa vingtaine. Rares sont les films qui couvrent tant de terrain de manière si convaincante et empathique, qui tentent de tracer un chemin vers de jours meilleurs. Lorsque l’on quitte Freddie, on lui souhaite d’être heureuse.
2 mars 2023