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Critiques

Rêves de jeunesse

Alain Raoust

par Gérard Grugeau

Réalisateur peu disert né dans la mouvance du cinéma expérimental des années 1980, Alain Raoust nous arrive avec un quatrième long métrage que l’on pourrait qualifier de petit film fragile dans le sens noble du terme. Sobre, sans effets ostentatoires, Rêves de jeunesse est à l’image de ses personnages perdus, décalés. Des êtres entre parenthèses qui, comme la mise en scène, semblent en attente de quelque « vieux rêve qui bouge » susceptible de relancer la vie. À l’écran, une forme flottante et ouverte, où s’engouffrent les affects d’une époque désenchantée soumise au catéchisme néolibéral, tente d’exister pour contrer la perte des idéaux morts au combat. Comment, dans un tel contexte de deuil intériorisé, réinventer une île, recréer une utopie aussi ténue soit-elle, alors qu’alentour règnent l’indifférence et la violence sociales ? Drôle et insolite, la première séquence installe d’emblée un ton, celui de la fable : des jeunes se mirant dans leur portable dansent sans conviction, étrangers les uns aux autres, quand deux personnages déguisés en taupe prennent soudain possession du cadre. Clin d’œil à Lewis Carroll et son lapin blanc : à partir de là, un autre monde peut exister. Un monde associé à l’univers souterrain de ces petits mammifères fouisseurs qui, loin d’être nuisibles, « aèrent le sol, le rendent fertiles », comme nous dira plus loin l’histoire. Le film peut alors commencer, ouvrant un nouveau champ de possibles.

Lacunaire, la fable tient à peu de choses, sans ménager toutefois ses embellies puisant à une générosité et une tendresse qui affleurent à chaque plan. Le temps d’un été, Salomé (Salomé Richard et ses silences magnifiquement habités) revient sur les lieux de son adolescence pour un boulot temporaire de gardienne à la déchetterie du village. Dans ce décor en marge du monde, digne d’un western fauché ouvert aux quatre vents, une galerie de personnages viendra échouer près des bennes et du veux camping car. Notamment une excitée du bocal à l’intériorité blessée sortie d’un jeu de téléréalité sur acide, un beau jeune homme en colère hanté par la disparition d’un frère militant tué par une grenade offensive et lié au passé de Salomé, un cycliste lunaire rongé par l’humiliation d’avoir donné son vote à l’extrême droite et le fantôme de l’ancien gardien qui semble encore veiller sur la friche. Dans cette modeste arche de Noé aussi improbable qu’attachante, tous les « réfugiés » sont les bienvenus, comme l’indique la pancarte à l’entrée. On l’aura compris, en filigrane, Rêves de jeunesse est un film à l’humeur politique mélancolique qui dit les dérives de la France contemporaine, ses leurres, ses blessures et son désir de renaissance. Comme dans le Bacurau des Brésiliens Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles, la déchetterie avec ses parias désorientés prend des allures d’enclave rebelle tout en étant un lieu de mémoire où abondent les livres et autres artéfacts d’une époque de militance révolue. Le passé est là avec ses rêves échoués, comme un musée coloré refermé sur son chagrin, et le présent incertain n’en finit plus d’attendre demain.

Dans sa quête d’un terreau utopique à nouveau fertile, Rêves de jeunesse irrite à l’occasion (le cabotinage de certains acteurs, les pistes narratives laissées en suspens), mais étrangement, le film nous maintient constamment sous son charme, parvenant même à tirer profit de ses tâtonnements. Sans doute parce que la forme dans ses hésitations s’avère en phase avec son sujet, ouvrant à même le réel des espaces de liberté salutaires, des brèches d’une poésie douce et stimulante qui éloignent la nostalgie et le désabusement. Dans ce décor de bric et de broc, les objets recyclés à la Lewis Carroll fonctionnent comme des appels à l’imaginaire, des embrayeurs de fiction susceptibles de contribuer à un possible ré-enchantement du monde. D’où le jeu constant d’Alain Raoust qui, dans l’esquisse parfois sommaire de ses personnages en quête de nouvelles marques et de « nouvelles couleurs », prend plaisir à cultiver les ruptures de ton, se refusant à céder à tout ce qui fige et enferme.

Ce jeu sur différents régimes permet de sortir le film d’un naturalisme anesthésiant pour aller vers l’absurde et la fantaisie, et ainsi ré-habiter le présent. Un amour et un embryon de communauté naitront sur les cendres du passé. Au préalable, comme si Alain Raoust faisait lui aussi le deuil de ses premières amours associées à l’expérimental, il aura fallu sortir de la douleur à la faveur d’une séquence en Super 8. On y voit danser Mathis, l’ancien gardien du lieu et Salomé, son amoureuse d’alors, tous deux revêtus d’un sweat-shirt clamant The Kids Aren’t Alright. Comme dans Persona de Bergman, la pellicule prend alors feu, les rêves d’antan se consument, partent en fumée. Brûler ce qu’on a aimé pour mieux renaitre : la scène élégiaque qui clôt Rêves de jeunesse nous sort de fait d’un état de vacance pour dessiner les contours d’une promesse encore jeune. « S’aimer, c’est chercher à devenir ensemble »… dans le dernier plan, un rideau de théâtre, art collectif s’il en est, flotte au vent : soudain, tout respire, et la vie impétueuse ne demande qu’à entrer.


24 janvier 2020