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Critiques

RICHELIEU

Pier-Philippe Chevigny

par Alexandre Ruffier

La vie des travailleurs étrangers embauchés par l’industrie agricole préoccupe depuis plusieurs années le cinéma et la télévision. Récemment, les documentaires Essentiels (Ky Vy Le Duc) et Ressources (Hubert Caron-Guay et Serge-Olivier Rondeau) de même que les fictions Les oiseaux ivres (Ivan Grbovic) et Le temps des framboises (Philippe Falardeau) ont tous abordé cette réalité à leur façon. Pour son premier long métrage, Pier-Philippe Chevigny choisit comme porte d’entrée dans ce milieu le point de vue d’une agente de liaison franco-espagnole qui vient d’être embauchée par une ferme québécoise. Ariane (Ariane Castellanos) découvre ainsi la situation économique des petites entreprises agricoles, mais surtout les conditions de travail désastreuses d’un groupe de travailleurs guatémaltèques avec qui elle se lie d’amitié. Ancien caïd du secondaire, Stéphane (Marc-André Grondin), le patron, profite en effet de leur situation précaire, de leur méconnaissance du français et des lois québécoises pour exploiter ses ouvriers étrangers. Après 4000 kilomètres et un enfer administratif, les travailleurs se retrouvent à pelleter du maïs, dix heures par jour, courbés dans une bassine d’eau à l’odeur nauséabonde. Une tâche harassante à laquelle ils sont affectés pendant des semaines entières, sans jour de pause.

Dès les premiers plans, Pier-Philippe Chevigny nous plonge dans la marche forcée de l’usine à l’aide d’une mise en scène immersive et sensorielle. La caméra située près des corps scrute par le gros plan les gestes et les visages des personnages. Grâce à ses mouvements inspirés de la spontanéité du documentaire, la caméra donne l’impression de continuellement s’adapter aux situations. Il n’est pas rare qu’une scène commencée de dos évolue vers un face-à-face, avant de finalement isoler un des protagonistes dans le plan. Par la rigueur et l’évolution de ces cadrages, le film développe subtilement la relation de plus en plus antagoniste que les personnages entretiennent entre eux et leurs environnements. Amplifiée par le format d’image carré, la mise en scène asphyxie les plans, réduisant au minimum l’espace donné à l’extérieur. Cette ambiance inhospitalière s’appuie également sur des choix visuels audacieux inspirés ouvertement des codes du thriller, voire de l’horreur dans une scène d’hôpital glaçante. Inhabituelles pour un drame social, ces références au cinéma de genre nous font ressentir de façon viscérale la violence des conditions de travail.

Patron devant des travailleurs Homme à casquette et femme se font face

Richelieu ne se limite cependant pas à la charge émotionnelle que de telles situations d’injustice peuvent provoquer. Le film essaye aussi de souligner les raisons structurelles qui permettent à ces violences d’exister : la région a besoin des emplois, soumise au bon vouloir de financiers étrangers, qui cherchent sans cesse à diminuer les coûts de production au moyen de programmes gouvernementaux permettant de faire venir des travailleurs eux aussi étrangers. À ce compte-rendu déjà perspicace, le film, dans un souci de saisir les évènements dans toute leur complexité, superpose aux aspects systémiques les multiples réalités individuelles. Ariane est criblée de dettes et ne peut pas perdre son emploi, tout comme les ouvriers guatémaltèques qui doivent rembourser leurs inscriptions dans le programme. De son côté, Stéphane est constamment harcelé et menacé par le propriétaire français. Plus encore, malgré son comportement violent, il reste apprécié d’une partie des employés québécois, car il a su éviter la fermeture de l’usine. Si de tels développements narratifs permettent de préciser notre point de vue, ils nous donnent toutefois trop souvent l’impression que les dérives observées dans le film relèvent essentiellement d’un concours de circonstances. D’un côté, Chevigny esquive habilement une charge militante simpliste en ne désignant aucune cible unique. Mais de l’autre, il prend le risque, en donnant plus d’importance aux déterminations individuelles qu’aux effets structurels, de transformer la puissance politique de son film en exercice moral.

Lorsqu’il s’agit de résoudre certains conflits, que ce soit un licenciement abusif ou une maltraitance physique, la seule solution évoquée par les personnages du film demeure ainsi le recours au système déjà en place, à savoir le syndicat ou l’État. Le refus des ouvriers de s’engager dans ces démarches lourdes et contraignantes apparaît alors comme un des nœuds du problème. Ariane le dit d’ailleurs à l’un des travailleurs : porter plainte empêcherait Stéphane de recommencer. En affirmant cela, le film s’enferme dans une perspective désignant comme seul responsable un agent du système et non la structure dans son entier. Une finalité d’autant plus troublante que le film avait très justement souligné dans une scène antérieure le dysfonctionnement de l’organisation politique du travail en dénonçant l’absence de prise en charge des travailleurs immigrés par le syndicat.

 En faisant du comportement de Stéphane un simple épiphénomène et non le symptôme d’une organisation socioéconomique malade, le film tend à traiter son sujet comme un fait divers. Si Richelieu brille dans ses meilleurs moments par sa mise en scène inspirée, il manque de hauteur dans sa conclusion et réduit malheureusement, par une approche microscopique, l’envergure politique qu’il semblait vouloir dessiner.


28 septembre 2023