RIDDLE OF FIRE
Weston Razooli
par Sylvain Lavallée
Un film d’aventure mettant en vedette des enfants est particulièrement propice à inspirer la nostalgie puisqu’il est ancré, par son sujet même, dans nos lointains souvenirs de jeunes cinéphiles. Mais si les productions Amblin, pour citer l’exemple le plus marquant des années 1980, ont autant marqué une génération, ce n’est pas uniquement en vertu de l’âge de leurs protagonistes. Avant toute chose, elles osaient mettre en scène la peur, et peu de sentiments s’imprègnent aussi fortement dans l’esprit d’un enfant ; peu de sentiments apprennent aussi bien le pouvoir des images. Il suffit de consulter nos mémoires liées au cinéma, et très souvent les premiers moments retenus sont reliés à la frayeur, sinon à l’émerveillement.
Le premier long métrage de Weston Razooli, Riddle of Fire, vient jouer dans ce genre, en s’inspirant moins de Amblin et d’un Goonies (Richard Donner, 1985) que de certaines productions Disney de la même époque, les films de John Hough en particulier, comme les deux Escape to Witch Mountain (1975 ; 1978) ou The Watcher in the Woods (1980), un des (trop) rares exemples de film d’épouvante pour jeune public. C’est surtout l’esthétique qui amène cette comparaison, Razooli tournant dans un 16 mm surexposé qui magnifie les paysages de l’Ouest américain en conférant aux images une texture doucement onirique. Mais il ne s’agit ni d’une imitation, ni d’un pastiche, ni d’un film pour enfants, même si le cinéaste essaie d’épouser l’imaginaire de ses protagonistes. À vrai dire, le rapport à l’enfance y apparaît particulièrement incohérent, alors que le récit se contente d’aligner des vignettes sans souci de développement narratif et que la mise en scène semble observer ses jeunes interprètes de loin, non seulement depuis la hauteur d’un regard adulte nostalgique, mais aussi depuis la distance de l’ironie.
Dans son premier acte, Riddle of Fire se présente comme une suite de péripéties quotidiennes filmées comme une grande épopée. Les enfants, deux frères et leur amie, veulent simplement accéder à la télévision pour jouer à la console, mais un mot de passe leur bloque l’accès. La mère des garçons, alitée à cause d’un rhume sévère, promet de le leur donner si seulement iels peuvent trouver les ingrédients nécessaires pour cuire une tarte aux bleuets, sa préférée. Nos héro·ïne·s, les « Trois Reptiles Immortels », se lancent dans cette quête qui les amène d’un obstacle à l’autre, dans une structure qui rappelle autant le conte que le jeu de rôle vidéoludique, alors que chaque adulte demande une faveur en échange de ses services, dans une chaîne de tâches à accomplir qui s’allonge. Quand Razooli exploite cet écart entre la banalité des actions et la signification qu’elles prennent aux yeux des enfants, son film fonctionne plutôt bien : dans ces moments, nous restons au plus près des jeunes acteur·rice·s et de leurs jeux, et l’esthétique à mi-chemin entre le naturalisme et la préciosité s’avère fort à propos, comme la trame sonore pastorale aux accents médiévaux.
Mais la majorité du récit se déroule sous un autre mode, qui est plutôt celui de projeter les enfants dans des scénarios « pour adultes », quand ils accomplissent par exemple un vol dans un entrepôt, dans la scène d’ouverture, mais en employant leurs moyens (des mobylettes, des fusils à peinture, des jouets en plastique…), ou quand les frères imitent les discours virils des héros de films d’action. C’est là que la posture de Razooli se trahit, et que nous nous éloignons sensiblement du modèle de Amblin ou de Disney, surtout que cela vient éliminer précisément ce qui faisait la force de ces films, c’est-à-dire le sentiment de danger. Les jeunes de Riddle of Fire ont beau se faire kidnapper, se retrouver en pleine forêt à devoir survivre, il n’y a jamais un moment où iels semblent éprouver de la peur. Iels accueillent cette aventure comme si elle sortait entièrement de leur imagination. Cette incohérence dans le comportement des enfants est permise par une confusion des registres, par une mise en scène qui veut brouiller les frontières entre la réalité et sa version fantasmée (ou plutôt médiatisée). Or, cette stratégie se retourne contre elle-même en dépouillant le film de tension narrative alors que tout devient un jeu, une fantaisie inoffensive. Les enfants n’auront rien à apprendre de leur aventure, rien à découvrir sur elleux-mêmes ou sur la vie (leur personnalité demeure de toute façon trop indistincte), la quête s’avérant purement et platement matérielle : trouver des œufs tachetés pour la recette de tarte.
Riddle of Fire est donc avant tout un essai formel, destiné à un public adulte qui peut contempler la beauté des images et savourer le travail sur les conventions d’un genre qui a bercé sa jeunesse. Les interprètes d’ailleurs sont fréquemment réduit·e·s à des faire-valoir, comme si le cinéaste les avait kidnappé·e·s, à l’instar des adultes du film, pour leur imposer un imaginaire et des réflexions sur le côté éphémère de leurs rêves, la beauté de leur innocence condamnée à disparaître. Il est difficile de voir comment un enfant pourrait se reconnaître et apprécier un tel film et, même s’il ne s’agit pas de l’auditoire visé, l’usage de l’ironie et de la distanciation semble particulièrement inadéquat tant ces postures sont antagonistes aux qualités typiques de l’imagination juvénile (l’immédiateté, la croyance sincère). Le meilleur exemple de cette démarche discutable est sans doute l’usage d’un needle drop pour le moins surprenant dans le contexte : le thème principal de Cannibal Holocaust. La musique de Riz Ortolani est en elle-même ironique, non seulement parce qu’elle sert de contraste violent à un film de cannibalisme, mais aussi parce qu’elle est idyllique au point de la caricature. Une fois déplacée sur les images de bonheur familial captées par Razooli, ce côté parodique s’estompe et la mélodie accompagne parfaitement les images, dans une sorte de renversement en lui-même ironique de l’ironie première. Ça donne une scène très belle, mais, pour quiconque reconnaît l’emprunt, il est impossible de ressentir le moment comme sincère (même si cela semble être l’intention), de ne pas se questionner sur ce choix musical que l’on écoute avec un sourire en coin. Il s’agit là d’une des rares références directes, Riddle of Fire opérant à partir de conventions et de stéréotypes plus que de citations précises, mais elle illustre bien comment tout le film est conscient de ses effets, comment son propre jeu est celui d’un adulte élevé par les médias, en étant finalement incapable, sauf en quelques moments, de se placer à hauteur d’enfant. Autrement dit, il n’y a aucune innocence ici, aucun rêve de jeunesse à regarder avec mélancolie : il n’y a que l’ennui et l’amusement ponctuel devant un film qui a déjà perdu tout contact avec cette enfance qu’il prétend mettre en scène.
26 mars 2024