Critiques

Room 237

Rodney Ascher

par Helen Faradji

C’est évident : le film parle forcément du génocide amérindien. Regardez ce plan sur l’empilade de boîtes de conserves affichant un profil d’Amérindien dans la réserve de la cuisine de l’hôtel, c’est indéniable. Mais non, c’est l’Holocauste qu’il évoque. La récurrence du chiffre 42 tout au long des scènes et la marque de la machine à écrire (« Adler », aigle en allemand, comme le symbole du régime nazi) ne peuvent pas dire autre chose, c’est un fait. Vous rêvez, c’est une preuve que Kubrick a lui-même réalisé les fameuses images de l’alunissage qu’il faut y voir. Il suffit d’observer le chandail tricoté de l’enfant…

L’échafaudage de théories, tantôt graves et sérieuses, tantôt joyeusement farfelues (des références au Minotaure, des images sexuelles subliminales, des numéros de chambre occultes, tout y passe) qui a pu s’ériger autour du film réalisé par Stanley Kubrick en 1980 prouve au moins deux choses : d’abord, que la théorie des auteurs n’est certainement pas chose du passé (soyons honnêtes, si The Shining n’avait pas été réalisé par le génie-cinéaste, se serait-il transformé avec une telle force en cet apparemment inépuisable coffre aux trésors d’interprétations ?). Mais ensuite, et c’est là tout l’intérêt de ce Room 237, premier documentaire signé Rodney Ascher, chouchou festivalier en 2012 désormais disponible en DVD, que le film une fois sorti appartient à ceux qui le voient. Ou pour se le demander autrement : sans les yeux, le cœur et le cerveau du spectateur, que reste-t-il d’une œuvre de cinéma ?

Car, il aurait été facile, et disons-le mesquin, de la part d’Ascher de dresser un portrait cynique et ironique de ces fous de The Shining, de les dépeindre comme d’inquiétants zozos conspirationnistes perdant leur vie devant des écrans d’ordinateur à mettre en mots leurs délires avec une paranoïa et des névroses qui feraient passer Jack lui-même pour un chérubin. Non, c’est plutôt avec une tendresse amusée qu’Ascher les observe, ou plutôt les écoute, laissant hors champ leurs visages et nous donnant ainsi accès à leurs voix sur fond d’un montage qui se transforme, par un assemblage d’extraits judicieusement choisis des films de Kubrick, en méta-commentaire sur son propre sujet. Car là encore, c’est bien au spectateur de construire et reconstruire comme il le voudra le véritable propos d’Ascher, hommage à ces fous inspirés, œuvre singulièrement baveuse ou encore pierre supplémentaire apposée à l’édification du monument fétichiste « Stanley Kubrick, le seul et l’unique »

Évitant donc la stigmatisation démoralisante de ces spectateurs vraiment pas comme les autres, faisant de l’obsession et de la répétition les mamelles d’une cinéphilie pour le moins envahissante, déclarant son amour sans ambages au cinéma aussi fascinant qu’ultra-construit de Kubrick, Room 237 peut alors encore se laisser voir comme un passionnant petit traité d’analyse des images. Ce qu’elles disent au premier choc, celui vécu dans la salle, par un étrange mélange d’émotion et d’intuition, ce qu’elles révèlent lorsqu’on les scrute à l’envers ou à l’endroit, qu’on les décortique patiemment une fois installé chez soi devant une copie qui permet l’exercice, ce qu’elles inspirent également, une fois décantée, par l’impression fantomatique qu’elles peuvent laisser ou les rêves qu’elles enclenchent. Et c’est là, exactement dans ce processus où entrent en collision affects et réflexion, valeurs personnelles et propos de l’image, expériences passées et immédiates, que se crée un film, qu’il est mis en relief. Dans l’œil de celui qui l’a fait autant que dans l’œil de celui qui le regarde.

Remettre le spectateur au cœur de cette entreprise un peu cinglée qu’est un film ? Il fallait bien que se réunissent quelques fous pour y arriver

 

La bande-annonce de Room 237


10 octobre 2013