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Critiques

Rosetta

Jean-Pierre Dardenne

par Bruno Dequen

Les frères Dardenne sont désormais tellement habitués aux honneurs cannois qu’il est difficile de mesurer le choc généré par le palmarès de l’édition 1999 du célèbre festival. En attribuant la Palme d’or (à l’unanimité) et le prix d’interprétation féminine à Rosetta, de même qu’un grand prix à L’Humanité de Bruno Dumont, le jury présidé par David Cronenberg avait été désigné comme étant le plus radical des dernières années. Outre le fossé grandissant entre les « films de festival » et les films grand public que ce palmarès semblait confirmer, force est d’admettre que les réactions parfois épidermiques générées par ces choix avaient probablement moins à voir avec le type de films récompensés (entre Angelopoulos et Inamura, on ne peut pas dire que les éditions précédentes faisaient dans le populaire) qu’avec le relatif anonymat des primés. Le Festival semble avoir bien retenu sa leçon, puisque toutes les Palmes d’or attribuées depuis (à l’exception de 4 mois, 3 semaines et deux jours et, dans une moindre mesure, d’Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures)) ont récompensé des grands noms reconnus. Une tendance confirmée par le palmarès ultimement tiède et convenu du printemps dernier.

Cette fausse réputation de radicalité a à la fois bien servi les Dardenne et particulièrement nui à Rosetta. Si cette récompense a en effet lancé pour de bon la carrière des Dardenne après La Promesse, leur première fiction remarquée, elle a également limité la diffusion du film. Cette édition Criterion de Rosetta représente en effet la première édition DVD en Amérique du Nord du récit désormais célèbre de cette jeune femme pauvre ayant pour seule obsession l’obtention d’un véritable travail.

Comme le souligne Kent Jones dans le très bel article qu’il consacre au film dans le livret accompagnant la présente édition, le choc provoqué par Rosetta est dû de prime abord à la mise en scène fiévreuse des Dardenne. Dès la première séquence, une caméra à l’épaule en mouvement constant tente désespérément de cadrer son héroïne en pleine course-poursuite dans les couloirs d’une usine. Le spectateur peine à comprendre les détails de l’action, et la scène doit être décodée à partir d’une série de mouvements brusques et parfois impressionnistes. Cette première scène jette les bases de la stratégie formelle adoptée par les cinéastes. Comme ils le soulignent en entrevue, leur objectif était de faire ressentir le mouvement constant de Rosetta en étant toujours un peu en retard sur son rythme. Qualifiant leur film de « film de guerre » (celle de Rosetta contre sa propre exclusion sociale), ils voulaient créer une ambiance viscérale, à mille lieues de La Promesse. Pour obtenir ce résultat, ils ont simplement évité de dire à l’équipe technique quels seraient les déplacements de l’actrice! Selon Jones, la virtuosité de la caméra à l’épaule dans ce film peut être vue paradoxalement comme précurseur de la nouvelle tendance du cinéma d’action contemporain symbolisée par la série des Jason Bourne. Si Jones effectue, avec réserve, cette comparaison sur la seule observation de la caméra, il semble en fait qu’elle soit plus judicieuse qu’il n’y paraît. En effet, nous avons affaire dans les deux cas à un cinéma de pur mouvement, dans lequel le spectateur n’est pas tant avec que derrière des personnages dont la profondeur psychologique importe moins que leurs actions. Rosetta, ou Bourne, ne se définissent que par le but unique et obsessif qu’ils se sont fixés : trouver un travail / retrouver son passé. Toute intrigue ou préoccupation secondaire est totalement évacuée.

Cela dit, ce n’est pas tant l’ombre de Jason Bourne que le fantôme d’une autre grande figure féminine pauvre et tragique qui plane sur le film des Dardenne : la Mouchette de Bresson. Deux jeunes filles peu aimables à la beauté terrienne. Des bottes et des sabots trop grands. Une société qui les exploite ou les rejette. Une mère dont il faut s’occuper. L’alcool comme ennemi impitoyable. Le suicide comme seule porte de sortie. À de nombreux égards, Rosetta pourrait presque être un remake réactualisé du film désespéré de Bresson. Tout comme lui, les Dardenne rejettent en périphérie le contexte socioculturel au profit d’une attention accrue aux sons ambiants (le bruit du camion chez l’un, celui de la mobylette chez les autres) et aux gestes répétés tels des cérémonials (le transport du cabaret, le changement de chaussures). Cette mise en valeur d’un cinéma des sens permet aux cinéastes de rejeter le concept même d’identification et de mettre l’accent sur la profonde ambivalence de tout acte. Cette couche d’ambiguïté persistante explique l’impact profond que laissent ces deux œuvres. Tout comme le plongeon de Mouchette peut être interprété comme source de libération et/ou un aveu de désespoir, le suicide avorté de Rosetta est un non-événement impossible à décoder simplement. Son acte est-il la preuve d’une prise de conscience de la propre aliénation, ou simplement un geste impulsif généré par le retour de la mère? Jusqu’au bout, Rosetta demeurera une énigme tragique, et le film des Dardenne restera dans les annales comme l’un des portraits les plus saisissants de la marginalité involontaire.

La bande-annonce de Rosetta


30 août 2012