Critiques

Rouge au carré

par Apolline Caron-Ottavi

Alors que le mouvement social (et politique) au Québec, initié par la grève étudiante et porté par un élan qui va bien au-delà de la cause des droits de scolarité, continue tant bien que mal – malgré l’indifférence, l’été, et le temps qui passe – on peut déjà se demander ce que ce mouvement inédit a suscité comme créations. Il est encore trop tôt pour voir ce que le cinéma fera de ce mouvement, même si l’on se doute, et l’on souhaite, que des images se tournent, un peu partout. Le web, lui, n’a pas besoin de cette distance critique qu’implique le cinéma ou de celle, temporelle, que nécessite le montage. Il peut réagir à vif, en trouvant sa voie à lui, sa fonction propre. D’un côté foisonnent les divers « objets » web, de la vidéo satirique ou des montages d’images parodiques qui tournent sur Facebook à l’enregistrement direct des événements par CUTV et autres. De l’autre, les créations qui se veulent plus artistiques et durables, plus réfléchies que réactives, mais qui n’en sont pas moins produites très rapidement.

C’est le cas de Rouge au carré, qui se nomme lui-même « essai interactif et artistique », produit par l’ONF. Rouge au carré n’est pas une archive, ni un témoignage, ni un pamphlet politique. C’est avant tout un hommage au mouvement collectif qui a lieu aujourd’hui, une façon de marquer le coup, de garder une trace, sans pour autant documenter au premier degré. La bonne idée, c’est de reproduire dans les conditions de création de l’objet lui-même ce qu’il y a d’admirable dans le mouvement : sa créativité improvisée, et sa nature véritablement collective, au sens d’un mouvement pour une idée commune de la société, et de la place de la culture dans celle-ci. Et c’est l’atout du web de pouvoir rendre cela possible: faire se rencontrer autour d’un même objet des artistes, une revue nouvelle génération (Urbania), une agence publicitaire née de la culture numérique (Commun), une institution culturelle reconnue comme l’ONF, et les étudiants qui, en parallèle de leurs propres manifestations, sont venus soutenir ce dernier dans sa protestation récente face aux coupes du gouvernement dans la culture  (l’espace public de l’ONF est condamné à fermer). Donner une tribune haut de gamme à la créativité de ces étudiants (sans laquelle le mouvement n’aurait pas subsisté), en confiant le projet à la très inventive « école de la montagne rouge » (essentiellement constituée d’étudiants au baccalauréat en design graphique de l’UQAM), ceux à qui l’on doit notre désormais fameuse icône du printemps érable.

Le résultat est stimulant, grâce notamment au beau travail plastique de cette « école de la montagne rouge », qui illustre sans chercher à y coller tout à fait vingt-deux termes représentant le mouvement, et associés chacun à une phrase tirée du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau (même le mot casserole trouve son écho dans cet incontournable morceau de philosophie politique!). L’idée d’élever la contestation au rang philosophique est là encore tout à fait louable, rappelant la force des slogans et des pancartes que l’on croisait dans les manifestations, faisant souvent appel aux grands penseurs. C’est aussi une belle façon d’insister sur l’ampleur qu’a prise la dynamique du mouvement : non plus une cause précise, mais la revendication d’un modèle de société. Non plus protester, mais résister.

Cela dit, même si cet essai se situe dans le haut du panier interactif, la forme continue de montrer ses limites. On reste dans l’esquisse, l’éphémère, le fuyant. Les phrases de Rousseau ont beau être fortes et se suffirent à elles-mêmes, elles n’en demeurent pas moins égrenées comme un chapelet : c’est le mode de pensée web. Non plus une réflexion suivie, courant le long d’un fil (celui de l’écriture ou du montage, qui n’empêchent d’ailleurs pas les digressions, les associations d’idées, les allers-retours), mais une pensée au compte-goutte, qui fonctionne par étapes, par clics, par tableaux. Ce n’est pas que c’est moins bien, mais ça ne peut pas avoir la même portée. Rouge au carré est une très belle « trace », importante parce qu’elle vient maintenant, importante parce qu’elle est le reflet direct de ce qui constitue les grands mouvements politiques d’aujourd’hui : les communautés du web, l’improvisation, la facilité nouvelle des inconnus, des amateurs, des novices, de pouvoir échanger et prendre la parole. N’empêche que pour la suite, on attend le cinéma.

 


28 juin 2012