RU
Charles-Olivier Michaud
par Marie-Lise Rousseau
L’expérience de l’exil est tout sauf un conte de fées. Bien qu’elle mette en lumière les embûches que traversent la jeune Tinh et sa famille en quittant le Vietnam pour s’installer au Québec, l’adaptation cinématographique de Ru, premier roman de Kim Thúy (Libre Expression, 2009), édulcore leur éprouvant parcours migratoire par un excès de complaisance et de bons sentiments. La déception est grande, étant donné que le réalisateur Charles-Olivier Michaud (Snow & Ashes, Anna) et le scénariste Jacques Davidts (Polytechnique, Les mecs) tenaient entre leurs mains un récit original et porteur qui avait le potentiel d’émouvoir sans avoir à tomber dans le feel good movie.
Ru s’ouvre sur la prise d’une photo de famille au Vietnam. Les rires des deux jeunes frères de Tinh emplissent la pièce. On comprend d’emblée qu’on assiste à un des derniers instants de bonheur et d’insouciance de cette famille aisée avant son exil forcé par la chute de Saïgon. À l’image du roman de Kim Thúy, le récit est proposé dans le désordre, par fragments. Le film se concentre principalement sur le choc culturel puis l’adaptation de la famille vietnamienne au Québec, avec tous les défis que cela comprend : le climat polaire, des us et coutumes diamétralement opposés, la barrière linguistique pour les enfants et celles administratives pour les parents. On vit ces différentes épreuves à travers le regard hypnotisant de Tinh, jeune introvertie qui porte en elle le traumatisme de l’exode, qu’on découvrira par bribes au fil de souvenirs qui remonteront à la surface. Tandis que tout grouille constamment autour d’elle, l’enfant de 10 ans absorbe ces nombreux changements dans un mutisme absolu. Des plans rapprochés s’immobilisant sur son visage permettent de ressentir tout l’inconfort qui habite la protagoniste, interprétée avec sensibilité et retenue par Chloé Djandji.
Tinh et ses proches sont épaulés par une famille québécoise bienveillante. Le couple joué par Patrick Robitaille et Karine Vanasse est parfois maladroit – comme le démontre avec humour une délicieuse scène d’achat de grille-pain –, mais ses intentions sont pures et sa générosité est exemplaire. Idem pour leur fille Johanne (pétillante Mali Corbeil-Gauvreau), qui fait preuve d’une étonnante persévérance pour gagner l’amitié de Tinh.
Là où le bât blesse, c’est que Ru prêche par excès de manichéisme en misant sur les bons sentiments et en évacuant toute réflexion approfondie sur l’expérience complexe de l’exil. Sans minimiser l’horreur des exactions militaires, du périlleux périple avec les boat people ou du séjour dans des conditions inhumaines en camp de réfugiés, le récit fait triompher de façon exagérée le bien sur le mal, l’accueil chaleureux et irréprochable des « gentils » Québécois – les nouveaux arrivants ne sont confrontés à aucun préjugé – sur la brutalité des « méchants » Asiatiques. Ce contraste est renforcé jusque dans les images : lumineuses de neige blanche ici, obscures et terrifiantes là-bas. La trame sonore en rajoute une couche : les scènes de l’éprouvant voyage sont baignées d’une tension orchestrée à grands coups de violons tandis que celles du Québec sont embellies par de douces mélodies de piano.
Cette dichotomie simpliste plombe malheureusement les forces du film, à commencer par ses qualités esthétiques. En effet, la direction photo signée Jean-François Lord offre plusieurs plans majestueux qui restent gravés en mémoire. On pense d’emblée à cette scène, filmée au niveau de la mer, d’un bateau rempli à ras bord de réfugiés, évoquant l’actualité des dernières années en Méditerranée ; ou encore à ce plan en clair-obscur qui dépeint l’ombre de militaires nord-vietnamiens dans une cage d’escalier. Le film comporte également plusieurs scènes touchantes et révélatrices, notamment celle où un réfugié vietnamien âgé souligne avec sagesse et poésie à Tinh que « quand tu apprécies les nuances de bleu du ciel, tu apprécies la vie ». Et que dire de cet instant de recueillement à la cabane à sucre où les hôtes québécois prennent conscience de l’ampleur des sacrifices qu’ont faits leurs nouveaux amis pour s’offrir une nouvelle vie? Par ailleurs, une pointe de réalisme magique sublime le ressenti de Tinh et permet des transitions fluides et imagées lors des nombreux sauts dans le temps.
Après de longs mois d’adaptation, Tinh et ses proches s’enracinent doucement. Vers la fin de Ru, on assiste à la prise d’un nouveau portrait de famille, cette fois au Québec et en compagnie de leur famille d’accueil, devenue une véritable famille de cœur. Ce moment fort symbolique est porteur d’espoir : l’insouciance et le bonheur du début rejaillissent enfin. Cette scène aurait été tout indiquée pour conclure le film. Malheureusement, la fin s’étire inutilement dans une quête de bons sentiments qui fait perdre au récit son rythme, son souffle et sa portée.
4 décembre 2023