RUMOURS
Guy Maddin, Evan Johnson et Galen Johnson
par Bruno Dequen
Blessé à la jambe à la suite d’une contamination par un mort-vivant momifié, le président français (Denis Ménochet) n’a d’autre choix que d’être porté, tel un enfant, par le premier ministre du Canada (Roy Dupuis) à travers les sentiers menaçants d’une forêt allemande en pleine nuit. Soudainement pris d’émotion, le Français ne peut s’empêcher de mentionner que le confort que lui procure le corps stoïquement viril de son confrère québécois suscite en lui l’irrépressible et extatique désir d’abandonner toute ambition politique. Si cette courte description ne vous fait pas sourire, Rumours n’est pas pour vous. Le film s’adresse plutôt à celles et ceux qui, sans le savoir, avaient bien besoin en ces temps déprimants et angoissants d’un film dans lequel Cate Blanchett (en chancelière allemande dépassée par les évènements) poursuit constamment de son regard lubrique un Roy Dupuis incapable de ne pas s’enfuir dans les bois pour méditer avec un verre de vin dès que son hypersensibilité sentimentale – envers la représentante de la Grande-Bretagne, forcément – prend le dessus.
Comédie satirique absurde, minimaliste et potache, la plus récente collaboration entre Guy Maddin et les frères Johnson imagine une réunion apocalyptique du G7 qui alterne entre le pastiche de téléroman et l’hommage au cinéma fantastique bricolé des productions de Roger Corman. Réunis sous un grand gazebo (construit pour l’occasion, la précision est importante !) à l’ombre d’un château allemand, les sept dirigeants autoproclamés « les plus importants de la planète » tentent laborieusement d’écrire un discours inspirant pour répondre à « une crise ». Davantage préoccupés par les potins personnels, leurs monologues inutiles et la qualité de l’offre gastronomique, ils ont à peine le temps de commencer à « travailler » que la soudaine résurrection d’hommes des tourbières menaçants (il faut dire que ces derniers ne cessent de se masturber avec une telle frénésie qu’ils explosent à tout bout de champ) les pousse à fuir dans une forêt brumeuse qui recèle un mystérieux cerveau géant.
Cette prémisse vous fait penser à un croisement entre un épisode du Cœur a ses raisons et une version de Attack of the Crab Monsters réalisée par Luis Buñuel ? Vous n’êtes pas loin du compte. Aux antipodes d’une époque où le genre satirique semble souvent dominé par des artistes moralisateurs et prétentieux (oui, Ruben Östlund et Adam McKay, je pense à vous), la proposition de Maddin et des Johnson affiche ouvertement un joyeux cynisme adolescent qui cherche moins à réveiller les consciences qu’à faire imploser dans un geste dadaïste la profonde inanité de ces grandes réunions au sommet autosatisfaites qui monopolisent l’attention et accumulent les déclarations vaines depuis des décennies. De ce point de vue, Rumours est une parfaite adéquation entre forme et sujet. S’il est reconnu depuis longtemps pour son humour surréaliste, ses bricolages ambitieux et sa capacité à dialoguer brillamment avec les grands courants esthétiques de l’histoire du cinéma, Maddin réalise ici ce qui est probablement son film le plus simpliste… à l’image de la profondeur des visions politiques qui nous ont été proposées par les 50 grands rassemblements organisés depuis 1975.
Bien entendu, un tel parti-pris ne vient pas sans ses hauts et ses bas. Après une ouverture sur les chapeaux de roue, il serait malhonnête de ne pas admettre que le récit s’égare – et que les blagues s’épuisent – par moments lors de la longue fuite de nos dirigeants puérils. À cet égard, l’apparition soudaine d’Alicia Vikander en secrétaire générale de la Commission européenne possédée par des forces occultes relève moins de la trouvaille fulgurante que de la fausse bonne idée qui ralentit et menace de faire dérailler un périple qui aurait eu tout intérêt à accorder davantage de temps à certaines de ses têtes d’affiche. Pauvre Takehiro Hira en premier ministre du Japon sous-utilisé, par exemple. Même Rolando Ravello en premier ministre italien timide et perdu a droit à son moment de gloire, lui qui transporte toujours de la viande séchée dans son costume pour les urgences, une habitude qui s’avérera opportune en cette nuit de fin du monde.
Malgré un rythme inégal, Rumours finit néanmoins toujours par retomber sur ses pattes grâce à ses deux principales forces : une distribution hors pair d’interprètes trop qualifiés et trop contents de pouvoir laisser libre cours à leur folie dans une telle farce, et un scénario truffé de dialogues hilarants qui carburent à la novlangue politicienne et à l’admiration sans borne que les personnages ont envers leurs grandes réunions internationales. Entrer dans Rumours, c’est découvrir un univers dans lequel tout le monde est capable de réciter par cœur, une larme à l’œil, la fameuse « déclaration de Rambouillet » du premier G6 ; c’est subir pendant d’interminables minutes des discussions qui portent sur l’élaboration de l’ébauche constructive d’un brouillon efficace d’une déclaration collective d’une importance capitale aux vertus humanistes ; et c’est surtout jouir de la moindre mimique ahurie, jalouse ou abattue de sept acteurs et actrices qui incarnent leurs rôles ridicules avec un aplomb sans faille, à l’image de Charles Dance qui ne tente même pas de masquer l’improbable accent anglais de son président américain qui rêve de mourir en fonction.
Toutes ces petites trouvailles font déjà de Rumours un film culte en devenir, si la planète n’implose pas d’ici là. Mais la cerise sur le gâteau, gracieuseté de notre trio de cinéastes canadiens, demeure la prestation de Roy Dupuis en premier ministre national aussi sexy que sensible qui, dès l’ouverture de la conférence, monopolise improbablement toute l’attention du groupe. Tout d’abord jugé comme un pur objet de désir et de compassion, Maxime va s’imposer rapidement comme le leader naturel d’un monde désemparé, capable de survivre en forêt, d’affronter les morts-vivants, mais aussi d’improviser devant un paysage embrasé un « grand » discours solennel en recollant frénétiquement les brouillons déchirés de ces collègues. Comme on dit à Winnipeg, God Save Us All.
31 octobre 2024