Critiques

Saint Laurent

Bertrand Bonello

par Helen Faradji

Jour pour jour, un an plus tard. Le 22 mai. Un an, donc, après que l’injustement boudé Saint-Laurent de Bonello (comme l’avait été, tout aussi inexplicablement, son impressionnant L’Apollonide : souvenirs d’une maison close) ne fasse chou gras après sa présentation au festival de Cannes. Le voilà donc maintenant sur nos écrans, avec cette distance qui, au fond, ne fait pourtant qu’entériner sa profonde atemporalité.

Car, à la différence de la version filmée par Jalil Lespert certes autorisée par Pierre Bergé mais qui suivait mollement et conventionnellement les étapes obligées du biopic des familles, le film réalisé par Bertrand Bonello ne se contente pas de se coller à son sujet, et le transcende constamment pour mieux questionner avec férocité et finesse la place, le statut, la valeur de l’artiste dans notre monde et tous les effets que ces drôles de places peuvent générer en lui. Atemporel, donc, tout autant qu’universel, ce qu’une grande scène finale en tout point viscontienne viendra d’ailleurs confirmer avec ambition.

Bien sûr, cela ne veut pas dire que Bonello passe à côté de son sujet premier, à savoir le portrait d’un homme plongé dans la bouillonnante décennie 65-76. Saint Laurent est là, sous nos yeux, dessinant autant qu’il est dessiné par un scénario aussi fin que nuancé (co-écrit par la valeur sûre du cinéma français, Thomas Bidegain), multipliant les contradictions intimes pour mieux faire émerger la figure d’un artiste sublime, amoureux des femmes, mais encore mégalo, intransigeant et instable. Une figure traversée sans cesse d’élans diablement humains, portée par un Gaspard Ulliel méconnaissable dont il faut avouer que l’on ne soupçonnait pas encore la puissance de jeu, lui qui incarne Saint-Laurent jusqu’au vertige en lui donnant cette part de vulnérabilité aussi essentielle que poignante (celle là même qui semblait manquer à Pierre Niney, dans l’autre version, plus dans l’imitation inspirée que dans l’incarnation).

Une figure encore que la mise en scène de Bonello, ambitieuse et se donnant les moyens d’être à la hauteur d’une telle complexité en construisant une atmosphère aussi suave que toxique – entre autres par une coloration musicale souple et insolente et des directions photo et artistique frôlant plusieurs fois le sublime, magnifiant les couleurs en les rendant visuellement intoxicantes – vient sans cesse élever au rang de mythe. Car ce que filme Bonello, ce ne sont pas juste les hauts et les bas d’un homme oubliant ses démons dans des bras ou des artifices plus ou moins solides. Non, ce sont la beauté et la décadence, le pathétique et le magnifique embrassés ensemble dans un même geste de cinéma fou, séduisant, charnel et élégant.

Transformant, ou peut-être définissant enfin, l’idée même du biopic, Bonello qui porte sans cesse dans ce film son regard au-delà de ce qui doit être vu et montré, parvient alors à ciseler les contours d’une œuvre majeure sur la folie et l’isolement, ceux-là mêmes qui ne peuvent aller que de pair avec cette obsession de créer qui dévore Saint-Laurent. Mais aussi, et c’est peut-être là la dimension la plus émouvante de ce film, sur l’inutilité paradoxalement indispensable de l’art dans nos vies.

 

La bande-annonce de Saint-Laurent


21 mai 2015