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Critiques

SAINT OMER

Alice Diop

par Ariel Esteban Cayer

Pour son premier film de fiction, la documentariste Alice Diop (Vers la tendresse, Nous) s’inspire de l’histoire de Fabienne Kabou, une mère sénégalaise jugée coupable d’avoir noyé son enfant de 15 mois sur une plage de Berck-sur-Mer en 2013. L’affaire, qui soulève en France la question du racisme inhérent au système de justice et au regard que portent les médias sur les femmes racisées, obsède alors Diop. Elle assiste à l’intégralité du procès, qu’elle adapte par la suite avec la collaboration de Marie NDiaye et Amrita David. Dans Saint Omer, Diop devient en quelque sorte Rama (Kayije Kagame), une écrivaine qui couvre le procès de Laurence Coly (Guslagie Malanda) dans le but d’en tirer un récit inspiré du mythe de Médée : une transposition représentative de la démarche d’un film dont la portée documentaire se déploie par l’entremise de la fiction.

Si Saint Omer sera sans doute reçu en France en comparaison à la sordide affaire qui l’inspire (sujet, par ailleurs, d’un épisode de la 22e saison de Faites entrer l’accusé), il est évident que la complexité du cas Kabou se déploie pour Diop de manière autrement plus personnelle et métatextuelle. En grande partie, le film est l’occasion pour la cinéaste de se réapproprier une certaine médiatisation du cas, de même que de confronter les biais inhérents à la représentation de cette mère sénégalaise infanticide. Engagée dans une relation avec un homme marié de trente ans son aîné qui se déresponsabilise rapidement de l’enfant qui finira jeté à la mer, Kabou/Coly devient pour Diop une figure tragique et complexe. Le meurtre est incontestable, mais l’observation de la psychologie ambiguë et insondable qui mène la mère à l’acte est la principale matière du long métrage.

Diop démontre avec Saint Omer en quoi cette histoire relève pratiquement du cas d’école, tant elle soulève l’inconfort et le questionne la notion de culpabilité et la possibilité d’empathie éprouvée envers le coupable. De témoignage en témoignage, l’univers cartésien de la cour est chamboulé, confronté à une accusée qui s’explique avec précision, mais qui fuit la raison et le « bon sens » ; qui invoque la sorcellerie et le maraboutage comme justification du meurtre, mais qui démontre néanmoins une grande acuité émotive face à la symbolique et la lourdeur de l’acte commis ; qui n’arrive pas à justifier l’injustifiable – n’est-ce par normal ? – mais qui plaide néanmoins non coupable. Et ainsi de suite. Diop nous permet d’entrevoir les rouages d’un système légal où l’indicible se doit d’être articulé, où tout se doit d’être expliqué, analysé, bien que la vérité se trouve entre les lignes de ces témoignages chargés d’émotions foncièrement inaccessibles.

Aux antipodes de la complexité psychologique du sujet abordé, le dispositif est d’une simplicité désarmante. Au fil d’une mise en scène rigoureuse et frontale, qui rappelle Chantal Akerman autant que Marguerite Duras (que Rama enseigne à l’université), Diop déploie la parole. De Coly, d’abord, dont on commente la qualité du français avec une condescendance toute bienveillante. Puis, naturellement, c’est au tour de divers témoins, dont le conjoint pathétique de celle-ci, de compliquer la « trame narrative ». Ces monologues étoffés sont déployés ainsi tout au long du film, en alternance avec des scènes du quotidien de Rama qui absorbe l’affaire dans son cœur comme dans son corps, en contraste à son propre historique maternel. De retour dans la salle d’audience, on observe avec elle les réactions diverses, judicieusement mises en scène : une juge de prime abord sympathique, un procureur chauvin, un jury inscrutable, ou encore – et surtout – un public principalement composé de femmes. Se faisant, Saint Omer crée un espace où le devoir de morale et d’éthique repose entièrement sur notre interprétation : une stratégie de mise en scène presque philosophique qui met à nu le processus juridique et le transforme en expérience narrative pétrie de contradictions qui viennent contrer la prétendue monstruosité de l’accusée.

Porté par une palette ocre et cette qualité de lumière propre à la photographie exceptionnelle de Claire Mathon (Portrait d’une jeune fille en feu, Atlantique), Saint Omer est finalement le portrait de deux mères qui se rejoignent au terme d’un regard complice. Si Diop y raconte également le récit d’une artiste qui trouve en Coly son sujet – et les résonances que celle-ci éveille chez elle –, la cinéaste met en scène le flottement qui anticipe cette connexion entre deux individus : ce moment où le sujet passe du théorique au personnel. Film sur ce suspens, sur la compréhension, Saint Omer nous donne à voir une artiste qui – précisément – écoute. C’est cette position attentive qui fait de Saint Omer un des grands films de l’année : une mise en scène délibérée qui nous laisse entrevoir une alternative malgré l’inévitabilité du verdict ; une fenêtre fictive vers un monde à l’écoute des femmes ; à tout le moins la possibilité de tracer notre propre ligne de fuite dans cette affaire mystérieuse… d’imaginer un monde plus juste, plus lumineux, peut-être plus clément.


11 janvier 2023