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Critiques

SAULES AVEUGLES, FEMME ENDORMIE

Pierre Földes

par Ludi Marwood

Transposer la signature de Haruki Murakami au cinéma demande de travailler une certaine poésie, celle du quotidien côtoyant le rêve, du fantastique ancré à la réalité. Sous les mots de l’auteur, images et signifiants n’ont plus de limites, se mêlant en univers surréalistes. Difficile de s’approprier le souffle d’une plume si douce et prolifique, et périlleux exercice qu’un projet d’adaptation, puisqu’il s’agit d’une pirouette consistant à se créer un programme esthétique propre, inspiré d’une substance originelle. S’il ne parvient pas à franchir toutes les montagnes, Pierre Földes relève le défi avec Saules aveugles, femme endormie, une transposition en animation du recueil de nouvelles du même nom. S’appuyant sur des procédés littéraires et des références aux traditions culturelles japonaises, le réalisateur effectue une habile opération d’assemblage de la matière littéraire, permettant à l’animation d’offrir une dimension nouvelle aux images textuelles, celle d’une poésie cinématographique.

Le film s’inspire de la division type du recueil : des histoires indépendantes les unes des autres, divisées en chapitres numérotés. Si Drive My Car (Ryūsuke Hamaguchi, 2021) transformait les nouvelles murakamiennes en un seul récit fluide, tandis que Burning (Lee Chang-dong, 2018) s’ancrait dans une nouvelle pour la déployer, l’approfondir et inventer des enjeux, Saules aveugles, femme endormie adopte de son côté un compromis. S’éloignant de la littérature pour naviguer vers le film choral, le scénario s’autorise une certaine continuité, tissant des liens plus ou moins précis entre les protagonistes des nouvelles, les laissant errer entre les récits, parfois dans un même plan ou dans un rôle narratif. On suit ainsi, au gré des chapitres, les vies entrecroisées du couple déchu de Kyoko et Komura et les étranges aventures de Katagiri, un collègue de Komura, alors qu’il rencontre Frog, une grenouille géante qui compte sur lui pour sauver Tokyo.

La réalisation de Pierre Földes use d’un procédé récurrent. Tout au long du film, on assiste à de nombreuses scènes de discussion lors desquelles les personnages sont assis, presque immobiles. Cette immobilité inscrit l’œuvre du cinéaste dans une double tradition : le mode de vie japonais fondé sur l’importance d’une politesse demandant de ne bouger que lorsqu’un·e interlocuteur·rice a fini de parler, et le théâtre Kabuki et ses comédien·ne·s figé·e·s, permettant aux spectateur·rice·s une immersion dans leurs émotions. Reprenant habilement codes culturels et artistiques propres aux racines de son auteur, Földes assied ses personnages et les fige au moyen d’une animation limitée, fragmentant leurs corps pour n’en bouger que certaines parties en déplacements occasionnels. L’absence de gestes continus, accentuée par les dialogues figés, sans compter les dessins de visages aux expressions raides, crée ainsi un sentiment de lenteur et d’hébétude.

dessin couple assis dans jardin

Qui a lu Murakami le sait, l’auteur excelle à la simulation de mondes proches du nôtre pour s’amuser ensuite à les décaler de nos réalités par le biais d’éléments anodins. Nous ne sommes jamais réellement dans le « vrai » monde. Ce que nous voyons n’est ni réel ni surréel, se situant dans l’espace entre ces deux pôles. Saules aveugles, femme endormie articule brillamment ce décalage entre réalité et onirisme, tout particulièrement par l’entremise de duos de personnages. L’exemple le plus concret est la relation entre Katagiri et Frog, paire doublement emblématique de cette dissonance, la grenouille géante créant une distorsion supplémentaire en citant Nietzsche, Hemingway ou autres écrivain·e·s canoniques à tout bout de champ.

Dans les rues de Tokyo, des passant·e·s marchent, frôlent les protagonistes. Si leurs contours sont nets, leurs peaux et leurs corps, eux, sont transparents. Les gens errent tels des fantômes, et à travers elleux se reflètent la ville et les corps solides des protagonistes. Ce contraste solide/translucide n’est jamais expliqué, ni par les personnages ni par le scénario. L’univers murakamien se déploie alors pleinement dans ces corps fantastiques, contrastant et confrontant un contexte sociopolitique on ne peut plus concret. En effet, l’histoire se déroule en 2011, dans un Tokyo encore ébranlé par le tsunami de Fukushima. Les occurrences à la catastrophe se multiplient, présentes dans chaque télévision, chaque radio, au travers de reportages regardés par les personnages ou simplement présents en arrière-plan. C’est à partir de cette toile de fond, sous-jacente aux récits, que le réalisateur introduit son décor décalé de la réalité.

L’ancrage du film dans un Tokyo post-Fukushima permet ainsi à Földes d’explorer à sa façon les angoisses existentielles qui sont au cœur de l’œuvre de Murakami. Les personnages perdent leurs repères, incapables d’ingérer un événement aussi douloureux. La catastrophe met en exergue l’absence de sens de leurs vies fondées sur la satisfaction éphémère et la routine d’un travail sans passion. Déstabilisé·e·s, ils et elles se retrouvent à errer, fuyant la lourde tâche de trouver un sens à leur existence. Kyoko erre devant la télévision, perdue dans la confrontation continue des images de la catastrophe, avant de se lever et de quitter Komura. Ce dernier tente de poursuivre son mode de vie, mais le départ de Kyoko vient briser son apathie existentielle. « Vivre avec toi, c’est comme vivre avec une bulle d’air. » Les mots de son amante, répétés en boucle dans sa tête, ne cessent de le hanter. À son tour de déambuler, chez sa sœur d’abord, dans la région d’Hokkaido, puis dans les ruelles de son quartier à la recherche de son chat. Désormais conscients de leur aliénation, les personnages vivent cependant moins une véritable épiphanie transformatrice que différentes formes de résignation. Leurs vies seront un peu plus joyeuses, peut-être, mais toujours dépourvues de sens, et Földes nous laisse décider si leurs corps ne font pas désormais partie de la foule transparente qui peuple les rues de Tokyo.


11 mai 2023