SE FONDRE
Simon Lavoie
par Mélopée B. Montminy
Cinéaste du désespoir qui s’est surtout fait connaître avec Laurentie, Simon Lavoie a vraisemblablement quelque chose à dire. Une chose souffrante, un message qui lui semble socialement inavouable, tabou. Avec Se fondre, Lavoie poursuit sa réflexion sur l’identité nationale et la crainte de l’effacement du français dans une dystopie austère… et audacieuse. Une histoire de ver solitaire pénétrant les corps de prisonniers politiques via leur anus. Dans un cri sourd, sur un ton tragique qui frise le sordide, Lavoie veut prendre de beaux risques et, à défaut de rendre sympathique sa cause, confirme son identité de cinéaste franchement singulier.
Drame carcéral flirtant avec la science-fiction, Se fondre imagine un univers cauchemardesque où « l’État postnational des territoires non cédés du Canada » emprisonne à perpétuité des militants souverainistes. Outre ce puissant ennemi fédéraliste, un parasite rôdant dans les conduits d’aqueduc s’attaquera aux entrailles des détenus, les faisant tomber les uns après les autres. Incarcéré à cause de ses idées, le protagoniste, matricule 973 (Jean-François Casabonne), incarne une figure de martyr patriotique. Citoyen sans nom, il représente l’âme d’un peuple qui se corrode. Ce procédé par lequel Lavoie dépouille ses personnages de leur identité est récurrent dans son travail. On le remarquait dans l’apocalyptique Nulle trace (2021) ; c’était également le cas dans La petite fille qui aimait trop les allumettes (2017), l’adaptation du roman de Gaétan Soucy, où le réalisateur semblait miser sur la métaphore identitaire du livre. La protagoniste, une adolescente sans prénom sous le joug d’un père violent (Casabonne) la forçant à vivre comme un garçon, se voulait l’illustration d’une nation privée de la possibilité de s’affranchir. Dans Se fondre, le récit est parsemé d’indices qui laissent présager que des secrets nous sont dissimulés et que c’est à nous de les décoder, nous plaçant dans une posture active. L’utilisation d’un mystérieux code morse en est un bon exemple. Mais tout cela n’est qu’un leurre puisque c’est bien entendu surtout le discours et son urgence qu’on nous demande de saisir.
Rien ne semble laissé au hasard dans ce cinéma symbolique hanté par une obsession, une façon de tout voir sous le prisme des échecs référendaires. Cette fixation relève quasiment de l’analité, telle qu’illustrée dans Laurentie alors que le protagoniste s’insère un objet dans le rectum en plein party chez le voisin anglophone maudit. Certes Lavoie exprime sa fierté d’appartenir à un peuple qui a vu naître des artistes qui l’inspirent, à qui il rend hommage par le biais de l’adaptation (Le Torrent d’Anne Hébert en plus de La petite fille…) et de la citation, ou encore de façon plus indirecte, en distribuant quelques clins d’œil ici et là. Mais toujours, l’affirmation de sa fierté nationaliste est associée à la honte, au repli. L’enfermement (ici la détention) sert de justification à une posture de nationalisme réactionnaire. Dans une scène charnière du film, matricule 973 fait mine de s’excuser auprès d’un juge lors de sa demande de libération conditionnelle. Quêtant sa pitié, il dit regretter amèrement ses idéaux de jeunesse, sa réclusion lui ayant fait comprendre que nationalisme = racisme et xénophobie, « les pires maux de notre époque ». L’amertume sarcastique de cette réplique semble plutôt évoquer que l’on se remet difficilement, pour un militant souverainiste, de s’être vu coller la fâcheuse étiquette d’oppresseur.
À l’instar de ses projets en collaboration avec Mathieu Denis, Laurentie (2011) et Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau (2016), le film est parsemé d’innombrables citations, Lavoie se faisant curateur de poésie québécoise. Tandis que le duo avait fait une signature de ces extraits de textes qui apparaissent ponctuellement à l’écran, cette fois, c’est à travers la bouche des personnages qu’il nous est donné d’entendre les mots de Hubert Aquin, Anne Hébert, Alfred DesRochers, Fernand Dumont et bien d’autres. C’est ainsi qu’un personnage de prisonnier incarné par Pierre Curzi, dans sa cellule, fait lecture des récits de voyages de Jacques Cartier : « Lesdits poissons sont gros comme marsouin sans aucun estocq avoir et sont assez faitz par le corps et teste de la façon d’un levrier aussi blancs comme neige sans aucune tache et y en a fort grand nombre dedans ledit fleuve qui vivent entre la mer et l’eaue doulce. » Ici, nous avons droit à un doublé classique : nostalgie du temps colonial et nostalgie d’une époque culturellement effervescente marquée par la Révolution tranquille. La référence à L’Isle-aux-Coudres renvoie bien sûr à l’œuvre de Pierre Perrault, et rappelle au passage que le titre du film de Michel Brault de 1967, Entre la mer et l’eau douce, provient des mémoires de Jacques Cartier. Chic !
Quant à l’hommage aux Ordres de Brault, il ne se cache pas. Déjà, la façon de filmer – en pellicule – la prison est similaire. Cela se passe surtout dans la première partie du film, où le silence froid de l’isolement n’est rompu que par des monologues politico-poétiques allant du lyrisme à l’invective idéologique sans détour. Plusieurs plans font écho au chef-d’œuvre de 1974 traitant des incarcérations arbitraires ayant suivi l’instauration de la Loi sur les mesures de guerre pendant la crise d’Octobre. Mais la simplicité désarmante de Brault est ici remplacée par un ton solennel qui ne laisse présager l’apparition incongrue d’un parasite visqueux. Puis, chez Lavoie, dystopie oblige, les gardiens de prison sont encore plus vils qu’ils ne l’étaient dans Les Ordres. Les agents des services correctionnels sont donc cagoulés et ne parlent pas français. Afin d’illustrer ce fossé langagier sans nous contaminer avec des propos tenus dans la langue de l’ennemi, le cinéaste emprunte les codes du cinéma muet. Du texte blanc sur écran noir apparaît chaque fois qu’un personnage parle anglais, et les dialogues sont traduits, suivis de l’indication « (dit en anglais) », ce qui donne parfois des airs de comédie à des scènes qui se veulent sombres. Où Brault émeut de tristesse et de colère en nous montrant un Jean Lapointe qui mange des chips au fond de sa cellule, Lavoie provoque le malaise en faisant mourir Pierre Curzi, sur le trône, assassiné par un ver solitaire. Mourir sur la cuvette, comme Elvis, tué par une créature qui se faufile dans les conduits sanitaires. (Parlant du King, existe-t-il une filiation entre discours nationaliste et fascination pour les égouts, ou bien est-ce un hasard si Elvis Gratton XXX, la vengeance d’Elvis Wong se trame aussi dans ces bas-fonds ? Sûrement un hasard…)
Au-delà du ver solitaire, métaphore un peu floue sur la mémoire collective, l’absence d’un ingrédient généralement indissociable du film sociopolitique participe à faire de Se fondre un curieux objet : la colère. Exit cette frustration bouillonnante qui jalonne pourtant l’œuvre du cinéaste né à Québec – celle du troublé Louis Després attaquant des cônes orange en maudissant l’anglais dans Laurentie, celle de Giutizia plantant une fourchette dans la cuisse de son bourgeois de père dans Ceux qui font les révolutions… Dépouillé de ce moteur d’action, il ne reste plus à Se fondre que le désespoir et la pitié. Car de toute façon, l’avenir est sans issue. Il est trop tard, pense Simon Lavoie. Donc à qui s’adresse-t-il ? Alors que le film semble se clore avec un brin d’ouverture en filmant magnifiquement le fleuve et des pêcheurs, convoquant encore une fois la mémoire de Perrault et Pour la suite du monde, il n’est pas question pour le cinéaste de prêcher d’espoir. Si sa mission est de nous faire regretter d’avoir refusé l’indépendance du Québec, sans quoi ce film n’aurait jamais existé, l’argument est intéressant. Film-punition plutôt que pamphlet enthousiasmant, il se dégage de Se fondre la condescendance d’un lanceur d’alerte s’adressant à un troupeau dont il n’a cure. Comme l’écrivent les militants sur de grands panneaux dans Ceux qui font les révolutions… : « Le peuple ne sait pas encore qu’il est malheureux. Nous allons le lui apprendre ! »
5 juillet 2024