SEAGRASS
Meredith Hama-Brown
par Rachel Lamoureux
Actrice, écrivaine et cinéaste canadienne de la Colombie-Britannique, Meredith Hama-Brown signe avec Seagrass son premier long métrage, un drame familial au climat océanique, scandé au rythme des tensions amoureuses et identitaires sclérosant un couple de quadragénaires au bord du divorce. Quelque chose s’est irrémédiablement fissuré entre Judith (Ally Maki), une Canadienne d’origine japonaise ayant passé toute sa vie à Christina Lake, soudainement bouleversée par le deuil de sa mère et éprouvée dans ses valeurs profondes, et Steve (Luke Roberts), son mari, le Canadien blanc, figure archétypale du garçon de plage peu en contact avec son intériorité et peu soucieux de son héritage culturel. Si Hama-Brown soutient que le film ne dépeint en aucun cas ses parents, elle ne se cache pas de la dimension autobiographique du récit, explorant ainsi l’expérience du racisme latent des années 1990, qui se présentait sous couvert de « l’exotisme » des immigrants et immigrantes de deuxième ou de troisième génération.
L’image prend forme par l’errance, comme si la caméra vacillait sur l’eau, était secouée par le vent frappant la proue de l’un de ces immenses traversiers qui transportent les vacanciers, leur voiture, leur famille et leurs biens vers de nouveaux horizons. S’offrent un bras, une chevelure sombre, la lumière aveuglante réfléchie par la vaste étendue, les rayons qui brouillent les corps et les degrés de profondeur. Hama-Brown capture entre silence et lenteur la temporalité brisée du voyage. Il y a la préadolescente, fonceuse et en joie du large, Stephanie (Nyha Huang Breitkreuz), et l’autre, la cadette Emmy (Remy Marthaller), qui craint viscéralement l’extrémité du pont en entrevoyant le risque de passer par-dessus bord. On sent la connivence entre elles, l’air salin, le bercement des vagues, le soleil réchauffant leur peau pâle. Les parents sont absents, loin d’un décor qui, déjà, ne les concerne pas, les exclut : celui de l’enfance, de la légèreté.
Du côté des adultes, un climat de soupirs et d’usure règne. On sent ici et là le désir de traquer l’étiolement du désir. Les parents se trouvent à cet endroit précis, celui du surgissement dans le couple de la terrible question : « pourquoi continuer ? » ou pire, « pourquoi avoir commencé ? ». En effet, ces vacances ne sont qu’une façade, un dernier recours, une ultime tentative de la part des adultes de sonder les méandres d’un édifice relationnel défaillant. La famille participe à une sorte d’escapade thérapeutique, un programme d’aide, où les parents suivent des séances de discussion en groupe supervisées par des psychologues pendant que les enfants sont confiés à une sorte de camp de jour. Mais la qualité du scénario ne tient pas au fil de la relation qui, déjà, nous semble rompu. Il ne s’agit ni de mesurer la plus ou moins grande pérennité d’un couple, ni de savoir si Judith participera de l’exemplarité maternelle en sauvant son mariage au nom de la cohésion familiale, demeurant auprès de cet homme qu’elle n’arrive plus à percevoir, à toucher, à espérer. La singularité de Seagrass tient plutôt à cette étrange dissymétrie entre l’extrême complexité des personnages féminins (la mère et les deux filles), et la dimension franchement caricaturale des personnages masculins (le père, Steve), et cet homme d’origine chinoise et australienne, Pat (Chris Pang), qui suit la thérapie de groupe avec sa femme, et dont Judith semble peu à peu tomber amoureuse. D’un côté, Steve apparaît comme l’homme primitif aux émotions toujours refoulées, de l’autre, Pat se montre en homme postmoderne, en contact avec son corps, avec sa sensibilité et avec les non-dits des femmes. Peut-être faut-il voir par là moins un défaut d’écriture qu’un parti-pris d’adopter la perception très personnelle que Judith a pu avoir de ces deux hommes au cœur de sa crise existentielle et identitaire…
De Seagrass à l’Écho de la mer (la traduction française du titre), on passe de l’imaginaire du littoral en doigts de fée ou en griffes de sorcières peuplant les fonds marins, espace foisonnant et secret abritant toute une végétation colorée et un écosystème complexe, presque immémorial, à ce jeu de mots un peu éculé que permet la langue française entre « mer » et « mère », voulant que les morts hantent les vivants, faisant sentir leur présence bien plus pesamment suivant leur disparition, précisément parce que la possibilité de les interroger s’est évanouie avec eux. Avec un titre comme Seagrass, l’idée des racines demeure, le lieu d’où l’on vient. Avec Écho de la mer, c’est l’image de cette grotte sombre au cœur du récit qui reste en tête, où il est dit que s’y cachent les morts, mais le film rend bien l’idée que les morts ne sont que les rémanences de notre propre expérience du passé.
Seagrass s’inscrit dans la lignée de films sur la fin de couples tels que Scènes de la vie conjugale (1974) de Ingmar Bergman, Marriage Story de Noah Baumbach (2019) ou encore le très acclamé Anatomie d’une chute (2023) de Justine Triet. Toutes ces œuvres ont en commun de ne jamais reconduire les lieux communs du conflit, de la rupture ou du ressentiment, afin de privilégier l’intrication subtile entre le souvenir, la projection, l’idéalisation et le regret. La justesse d’un récit sur les formes de la relation amoureuse tient à sa capacité à rendre tangible non pas seulement les émotions qui gagnent les protagonistes au présent, mais toute la structure affective qui les fonde et les détermine.
Dans le cas de Seagrass, Judith en vient à douter de sa valeur en tant que mère, ne trouvant pas en elle la patience qu’elle aimerait consacrer à ses filles ; elle interroge l’amour que sa mère lui a porté, se rendant compte que celle-ci ne lui a pas transmis les secrets de sa culture japonaise ; elle remet en cause l’inclusivité et la compréhension de son mari à l’égard de l’héritage culturel qu’elle a elle-même refoulé, et qui refait surface bien malgré elle dans les traits de ses filles métisses, qui, à leur tour, font l’expérience du racisme auprès des autres enfants. Leurs visages portent en eux le fantôme d’une grand-mère qui ne repose pas en paix, parce qu’elle faisait partie de ces civils canadiens d’origine japonaise ayant été internés massivement au Canada lors de la Seconde Guerre mondiale. Personnages et cinéaste portent en elles ce traumatisme intergénérationnel.
23 février 2024