Senna
Asif Kapadia
par Helen Faradji
Parce qu’il y aura toujours les cadrages, le montage, le découpage et les autres -age, la réalité ne sera jamais qu’une affaire de perception. Tout le talent des documentaristes est justement de savoir trouver le juste équilibre entre leur point de vue et ce que le réel a à dévoiler de lui-même. Venue d’Angleterre, une nouvelle vague de cinéastes (James Marsh et son Man on Wire, Marina Zenovich et Roman Polanski : Wanted and Desired, Banksy et Exit Through the Gift Shop) s’amuse à complexifier encore un peu les données de ce pari peu évident en ajoutant au détonnant mélange personnalité/réalité une bonne dose d’éléments tirés de l’univers de la fiction. Asif Kapadia est de ceux-ci. Mais montre aussi les limites de cette approche.
Devant le sujet choisi, on comprend pourtant le cinéaste d’avoir voulu tripatouiller dans la grande boîte à outils de la fiction. Pour son premier doc, Kapadia (The Warrior, Far North) a en effet décidé de s’attaquer à une légende. À un de ces hommes dont le destin semble avoir été écrit pour alimenter le réservoir à grandes histoires. À Ayrton Senna, illustre pilote de Formule 1, sacré trois fois champion du monde, en 1988, 90 et 91 et mort, à 34 ans, lors du grand prix de Saint-Marin à Imola en 1994. Une jeunesse dorée passée sur les circuits de kart avant de rejoindre ceux de la F1, une famille unie et aimante, un tempérament fougueux, insouciant et attachant, et la mort au bout de la route. Déjà, il y avait là de quoi alimenter la machine à mythe.
Mais Kapadia la rend d’autant plus rentable, cette production, qu’il se concentre sur deux aspects de cette vie hors du commun, encore plus propre à la transformer en grande tragédie shakespearienne. D’abord, la rivalité digne des plus grands thrillers entre Senna et son coéquipier puis adversaire, Alain Prost, qui ferait passer les coups tordus que se font De Niro et Pacino dans Heat de Michael Mann pour d’aimables galéjades entre collègues. Trahisons, retournements, coups de poignard dans le dos, affrontements homériques et dangereux sur le circuit : les deux hommes ne se seront rien épargné. Mais surtout, l’on comprend bien vite que la mythologie de l’un (l’archange des pistes, humble et casse-cou) n’aurait pu exister sans celle de l’autre (le démon sur roues, fourbe et brillant). Et vice-versa. Comme le yin du yang, Senna avait besoin de Prost, comme ce dernier de lui, pour se dépasser, pour devenir ce champion que les livres d’histoire sportive ont retenu. Mais Senna a aussi vite compris que cette position privilégiée de super-star ne venait pas sans responsabilité. Homme croyant, invoquant Dieu avec sincérité à chacune de ses victoires, l’homme est vite devenu l’idole du Brésil, la coqueluche d’un pays qui n’hésitait pas à dire de lui qu’il était la seule bonne chose qui lui soit arrivée. À se demander si le fait qu’il ait réussi à garder les pieds sur terre et à continuer à gagner ne relevait pas, en effet, de l’intervention divine?
Pour Kapadia, il ne semble d’ailleurs y avoir aucun doute : Senna était un héros. Un vrai. Du genre à déplacer des montagnes, à porter tout un pays sur ses épaules, à incarner l’espoir. Évidemment, il y aurait probablement eu des nuances à apporter, des réflexions à mener avec plus de profondeur. Mais Senna ne s’embarrasse pas de rendre justice à la réalité, il loue. Et il le fait, avec une certaine intelligence, en ne se basant que sur des documents d’archives, les séquences ouvertement vintage (c’était le temps où les voitures portaient fièrement le logo Marlboro) s’arrimant les unes aux autres avec la vitesse entraînante d’une voiture de course lancée à fond. En voix-off, des entrevues d’époque ou contemporaines se font fil d’Ariane pour mieux nous guider tandis qu’une bande musicale aussi tonitruante qu’assumée, vient transformer certains passages en grands moments spectaculaires et frissonnants.
Une tactique fictionnelle qui assure le divertissement, sans aucun doute. Et qui prouve encore une fois qu’au rayon grandes émotions, cinéma et sport forment une union inégalable. Mais qui se casse aussi les dents sur les vingt dernières minutes du film. Celles où Senna meurt. Celles où les ralentis, les violons sanglotants et toute la panoplie d’effets et de traficotages du réel en tous genres viennent gêner aux entournures. Car cette mort-là n’est pas de celles que l’on fabrique en studio. Elle n’est pas anodine ou sans conséquence. Elle n’est pas là « juste pour le thrill ». Et le réel, dans toute sa puissance, n’avait certes pas besoin des coquetteries de Kapadia qui, là, par sa maladresse, son sens du divertissement outré, obscène et cheap, finit par gâcher quelque peu un film jusque-là aux frontières du mémorable.
Bande-annonce de Senna:
18 août 2011