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Critiques

Séraphine

Martin Provost

par Géraldine Pompon

« Oh Séraphine, vos fleurs sont bizarres, elles bougent on dirait qu’elles cachent des insectes. On dirait des yeux, ce sont des yeux blessés, des chairs en lambeaux, des choses effrayantes. » « Je sais Madame Delonges, moi aussi quand je les regarde, j’ai peur de ce que j’ai fait. »

Martin Provost plonge sa caméra dans l’univers insolite de la peintre Séraphine De Senlis (1864-1942), une femme de ménage qui n’aura guère exposé ses tableaux fascinants foisonnant de fleurs et de fruits venus d’ailleurs. Séraphine mourut dans le plus grand dénuement d’un asile sous l’occupation allemande et fût enterrée dans une fosse commune. C’est à travers le corps possédé de Yolande Moreau, que le cinéma comble la disparition de cette servante découverte et encouragée par Wilhelm Uhde, un marchand d’art et critique allemand, l’un des premiers acheteurs de Picasso ou Braque et découvreur du Douanier Rousseau. Entre la bonne et le collectionneur se noue une relation nourrie d’excitation et d’abandon, distendue entre la douce folie et le génie instinctif de l’artiste. Tout le film repose sur cette révélation et couve l’incubation secrète de cet art, qualifié d’expression du primitivisme moderne. Nous devenons les témoins de la gestation d’une œoeuvre en train de se fabriquer sous nos yeux, et sous le regard de Martin Provost c’est terriblement beau et inquiétant.

Séraphine, c’est d’abord un corps lourd, tordu et déterminé. Ce sont de grosses mains abîmées qui frottent le parquet, caressent la rivière glaciale ou encore pétrissent le linge. C’est aussi un esprit sauvage, innocent, dérangé et inspiré par l’au-delà. Habitée par la Vierge et la nature, elle parle aux arbres, aux oiseaux, aux fleurs et aux insectes pour chasser sa tristesse. La nuit, dans sa chambre de misère, sous la lumière magique des bougies, elle broie les pigments glanés ici et là. Elle mélange ses secrets, la cire des cierges dérobée à l’église, le pollen et la sève des végétaux ou le sang des bêtes.

À la fois étrangère au monde qui l’entoure et essence même de cette nature lorsque ses gestes se font peinture, Séraphine est un arbre géant qui se tend entre la terre et le divin. Et cet arbre porte des fruits et des fleurs qui sont autant de monstres sublimes et torturés. À l’image de ses tableaux, qui accueillent dans leur quart inférieur une zone plus ténébreuse où s’enracinent les envolées primitives, elle absorbe le monde terrestre fait de labeur et de pauvreté et celui où planent les pétales et les anges qui l’inspirent. Sur ce principe de décomposition, Martin Provost alterne les zones d’ombre et de lumière, les scènes du quotidien et les élans mystiques, dans une mise en scène où la simplicité académique est un écrin offert aux fleurs folles qui poussent entre les doigts de Séraphine.

Le film halète lentement et dévoile avec pudeur sa peinture, comme si il s’agissait de la peau tant désirée d’une femme. Tout l’appétit cinématographique se tend en une unique vibration autour de ces attouchements si farouches, et à l’instar de Wilhelm Uhde, le spectateur habilement aspiré dans un état d’urgence, veut voir l’extase et l’embrasement. Au fur et à mesure que les tableaux s’agrandissent, les couleurs s’enflamment, les motifs obsessionnels se démultiplient et se propagent en ramifications infinies sur la toile jusqu’à envahir le corps même de l’écran. Lorsque Séraphine expose à son entourage son oeuvre, en cachant sa chair avec ses immenses peintures, elle rend son âme puissante et envoûtante. Alors que la caméra caresse enfin la toile, chaque pigment découvert n’est plus qu’un frisson sur la peau. Car tout de Séraphine est dehors, sa nécessité intérieure, le mystère de sa texture et de son rouge, les anges évadés dans la démence de ses bouquets. Il ne reste plus qu’à ramasser du regard l’étrange beauté de son art


11 Décembre 2008