Critiques

SERRE-MOI FORT

Mathieu Amalric

par Carlos Solano

C’est l’histoire d’une femme qui s’en va. Alors qu’on commençait seulement à se remettre de l’admirable Barbara (2017) avec Jeanne Balibar, le nouveau long métrage de Mathieu Amalric, Serre-moi fort, raconte l’histoire d’un départ, le récit éclaté d’une fuite, la chronique d’une descente aux enfers. C’est l’histoire d’une femme, Clarisse, qui laisse derrière elle des images, quelques polaroids, fragments d’un passé (re)composé. Convention du road trip, terminus récurrent à n’importe quelle fiction de voyage, elle va devoir retrouver, découvrir, accepter son contrechamp. À l’opposé de Travis, le personnage casquetté et en costume qu’incarnait Harry Dean Stanton dans le Paris, Texas (1984) de Wim Wenders, le contrechamp désiré n’est plus refoulé quelque part dans un peep-show au fin fond du désert texan mais enclavé dans les souvenirs, dans la mémoire diffuse, là où ça fait mal, là où il faut chercher, inventer, refaire, recommencer. Les lieux ne manquent pas, tout est prétexte à contrechamp : comptoirs où l’on s’oublie dans l’ivresse, maisons que l’on recrée comme dans un jeu d’enfants, routes traversées en chantant, paysages enneigés qui attendent la fonte de la glace.

On peut aussi faire plus simple et affirmer qu’il s’agit peut-être de l’histoire d’une femme, du portrait d’une actrice, l’immense Vicky Krieps. Un film sur elle, sur son visage, sur son jeu, ses gestes, sur sa façon de sourire, de crier, de chanter, de pleurer. Krieps en liberté totale, l’actrice sous toutes ses formes, l’actrice comme forme cinématographique. Un film avec elle, réalisé par un metteur en scène qui est aussi acteur, conscient que la subtilité et la puissance d’un plan proviennent parfois de la justesse d’une pose ou d’un regard. Il fallait donc que la pièce théâtrale de Claudine Galéa, Je reviens de loin (2003), jamais montée sur scène, fasse la rencontre d’Amalric, qu’elle tombe entre les mains de celui qui, de film en film, explore les points de jonction entre originalité formelle et inventivité actorale.

Mais que joue Krieps ? Tout : la force et la détresse, la pesanteur d’un corps, sa légèreté, le vide et le plein, l’amour et tout ce qui s’y oppose, la folie et la lumière. Comme Balibar dans Barbara, son jeu se constitue de contradictions, de fragments, de blessures accumulées, c’est-à-dire de faux raccords. On peut remonter à encore plus loin, et voir dans le jeu de Krieps l’inestimable sillage de ces actrices qui, de Gena Rowlands dans A Woman Under the Influence à Barbara Loden dans Wanda, ont joué l’impossible, se sont évanouies dans un trop-plein d’amour, ont fait de leur corps un réservoir d’énergie, un moteur, une fuite vers l’avant, un road trip. D’accord, mais partir pour aller où ? Mieux : pour quitter quoi ?

Serre-moi fort semble conçu sur le même principe que Barbara et cultive le brouillage chronologique, l’emboitement temporel, l’indétermination figurative. Comme Barbara, Serre-moi fort échappe au jeu simplet des scénarios cryptiques qui vernissent d’un tourbillon temporel la trame narrative pour dissimuler une absence de profondeur. Les pistes sont floues, les motivations obscures mais le jeu de Krieps demeure limpide : elle joue la disparition, elle la montre, elle la donne à voir. Ça passe par le corps de l’actrice, rejouant les lambeaux d’un bonheur fantasmé et éphémère, livrant ainsi l’image précise de celle qui n’a plus d’appui, nul endroit où se reposer, nul corps contre lequel se serrer. Dans une scène d’inspiration cassavetienne, Clarisse s’écroule dans un marché de poissons, foudroyée par l’apparition d’un souvenir, interrompue dans sa fuite, ramenée vers le sol, incapable d’avancer.

Avec justesse et beaucoup de poésie, Amalric décrit son projet comme un mélodrame de fantômes. Si le mélodrame se caractérise traditionnellement par un désir irrationnel tourné vers l’avant, s’il travaille les formes de la vitesse, de l’ivresse et du délire, le film de fantômes, à l’inverse, explore la stagnation, l’impossibilité d’avancer, le regard tourné vers le passé. La force de Serre-moi fort – qui devait initialement s’appeler Serre moins fort –, réside dans cette tension entre l’envie de tourner la page et la pulsion de se retourner vers ce qu’on a laissé derrière. Amalric conçoit un film excessif dans sa forme, retenu pour mieux faire jaillir l’émotion, conscient de ses limites, elliptique, hanté par un vide à combler. Serre-moi fort pourrait très facilement être qualifié de film sur le deuil, d’un film sur le deuil « comme les autres », ce qui en soi n’est pas entièrement faux : sauf qu’au lieu de faire du deuil un thème, un prétexte narratif commode à l’identification, voire à la pornographie émotionnelle, Amalric fait du deuil une forme, un dispositif, un poème tourné davantage vers l’avant que vers l’arrière, une puissance créatrice, un film capable de rendre désespérément muet.


22 septembre 2022