Shame
Steve McQueen
par Helen Faradji
Brandon est le genre de type qu’on croirait tout droit sorti d’un magazine en papier glacé pour faire rêver la ménagère (et le jeune yuppie). Travail apparemment bien rémunéré, appartement fonctionnel aux lignes d’un chic aussi épuré que glacial, allure de playboy trentenaire soigné et fraîchement manucuré qu’il traîne dans les bars ou les restau les plus branchés : tous les signes extérieurs de richesse sont là. Mais derrière les doux cachemires dans lesquels New York la froide, l’inhospitalière l’oblige à cacher son corps aux muscles sculptés, la réalité est toute autre. La misère est noire. Brandon est un grand malade. Une victime de l’ultra-moderne solitude. Mais aussi un bourreau pour son propre genre. Brandon est accro au sexe, comme d’autres au sucre, encastrements des corps réduits à leur plus simple expression jusqu’au vertige, jusqu’au néant. Dans ce monde trop beau pour être parfait, l’arrivée de Sissy, petite sur paumée et ultra-émotive, aussi fragile qu’un oisillon tombé du nid, se fera proverbial grain de sable.
Shame n’est pas un film agréable. Une oeuvre crue, indigeste, nauséeuse. Un film qui donne mal au coeur, et à l’âme. Car Shame nous donne à voir le roi nu, dans toute sa splendeur, dans toute sa déchéance. Un type en train de perdre pied dans sa propre vie, sans même essayer de se débattre, déconnecté qu’il est de tout sentiment, de toute émotion. Un homme aux traits fins mais au visage cadavérique, livide, dont le demi-sourire carnassier excite autant qu’il terrifie. Un Patrick Bateman bis, tout aussi séduisant, tout aussi dangereux, mais dont nous serions cette fois, collectivement, la victime. Car Brandon, qui aurait du nous renvoyer l’image du bonheur parfait, celle d’un fantasme incarné, vient surtout nous agiter sous le nez l’épouvantail de notre monde, vendu comme rassurant, réellement odieux et inhumain.
D’une cohérence presque parfaite, la mise en scène de Steve McQueen est elle aussi captivante, d’une beauté redoutable, aussi fascinante et froide que le marbre. Les angles droits, l’esthétisation brumeuse de New York devenant sous l’oeil du cinéaste britannique un lieu de perdition aussi enivrant que diabolique, les répétitions brutales, les scènes frontales, le montage épousant la logique de la descente aux enfers dans laquelle semble tomber Brandon, les flous, les plongées verticales, l’image verdâtre, les flash-forwards, la musique majestueuse… : comme dans Hunger, son premier film, l’embellissement plastique (d’une grève de l’hygiène et de la faim, désormais d’une détresse humaine) peut gêner. Mais ces plans ultra-composés, aussi poseurs soient-ils, n’en oublient pourtant jamais de soutenir une réelle réflexion de cinéaste, une substantifique vision du monde.
D’abord en servant deux acteurs, investis presque jusqu’à la folie dans ces rôles d’une intensité à couper le souffle, deux corps qui persistent à s’imprimer sur l’écran dans un monde cinématographique dominé, et même noyé, par l’émotion (Shame la refuse, à l’exception d’une scène chantée bouleversante, et c’est tant mieux), deux fragilités que chaque scène vient éprouver encore plus. On ne le dira sûrement jamais assez, mais Carey Mulligan et Michael Fassbender sont des acteurs d’exception, Steve McQueen un immense directeur et les prix qui leur ont échappés cette année sont autant de preuves qu’il y a quelque chose de pourri au royaume d’Hollywood.
Mais au-delà de cette leçon qui pourrait éblouir par tant de maîtrise, il serait injuste de ne pas voir Shame d’abord et avant tout comme un grand film politique. Dans le numéro 155 de la revue 24 Images, Bruno Dequen notait avec raison que si Hunger semblait avoir une prise plus directe avec la chose politique, Shame n’en posait pas moins un regard extrêmement important sur ce qui constitue la condition humaine contemporaine. Il ne faut en effet pas s’y leurrer. Shame, c’est nous. Nous sommes Shame. Le film est un miroir désespéré, brutal, implacable que McQueen nous force, vicieux comme un serpent, à scruter pour mieux constater qu’il n’est qu’aux alouettes. Sans lunettes roses, sans joliesse, sans confort, le monde que nous donne à voir Shame est un monde vicié, pourri, obnubilé par l’idée de réussite, de consommation et de possession. Un monde qui a depuis longtemps perdu son âme (même le mythe des années 60, insouciantes et joyeuses, est déboulonné). Un monde dans lequel les relations humaines, même les plus simples, ne peuvent être autre chose que des transactions marchandes. Un monde dépossédé de la moindre parcelle d’humanité, anxiogène et chaotique que la publicité et tout ce qui modèle nos désirs et nos pulsions habillent de soyeux vêtements, mais dont rien, absolument rien, même pas la jolie gueule grave et grise de Fassbender, ne peut nous empêcher de sentir la puanteur. Un très grand film.
La bande-annonce de Shame
17 avril 2012