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Critiques

Shin Godzilla

Hideaki Anno

par Alexandre Fontaine Rousseau

Il aura finalement fallu Fukushima pour que Godzilla retrouve sa grandeur, l’essence même de sa terrifiante puissance : Godzilla, symbole de l’erreur nucléaire, conférant au Japon le rôle de mémoire et de conscience de l’humanité face à l’ouverture de cette boîte de Pandore. Shin Godzilla constitue un retour aux sources pour la franchise, une relecture contemporaine du classique de 1954 empruntant au passage une poignée d’éléments au Return of Godzilla (1984) de Koji Hashimoto. Shin Godzilla – et la catastrophe de Fukushima – apparaissent ainsi comme la concréti- sation de cette prophétie formulée par l’acteur Takashi Shimura à la toute fin du film d’Ishiro Honda : « si nous poursuivons nos expérimentations avec l’énergie nucléaire, un autre Godzilla pourrait de nouveau apparaître quelque part dans le monde. »

Entre-temps, Godzilla est devenu une figure emblématique de la culture populaire nippone. Ses résurgences récurrentes au cours des années 1960 ont fait de lui un sauveur, le divin protecteur du pays du soleil levant. Comme si le Japon, à travers les fictions de Honda puis de Jun Fukuda, avait appris à cohabiter avec la menace atomique, ce monstre apaisé dont la présence assurait désormais le bon fonctionnement de la nation. Dans Godzilla vs. The Sea Monster (1966), le lézard géant aide même les héros humains à déjouer les plans d’une organisation terroriste qui cherche à fabriquer une arme nucléaire. Mais Shin Godzilla remet les pendules à l’heure, nous rappelant la véritable nature de cette créature que l’on avait cru pouvoir apprivoiser : Godzilla, de nouveau redoutable force de destruction, est redevenu l’incarnation de l’apocalypse.

Hideaki Anno, fort heureusement, ne signe pas qu’un simple remake du film original ; il concocte en s’inspirant des conventions du kaiju eiga une ingénieuse satire politique, s’attaquant à la bureaucratie japonaise de même qu’à l’impuissance systématique de son gouvernement, incapable de gérer les crises qui secouent le pays les unes après les autres. Multipliant les intervenants et les différents paliers ministériels jusqu’à ce que la confusion soit totale tant sur le plan formel que dans l’esprit du spectateur, Anno construit son récit à la manière d’un dédale de paperasse et de titres officiels qui n’en finissent plus de paralyser la progression naturelle de la narration. Ainsi, les noms s’inscrivant à l’écran ne servent plus à clarifier les rapports de force ou à établir les figures clés de l’intrigue : ils s’accumulent plutôt et s’annulent, cimentant cette impression que plus personne ne prend de décisions dans cet organigramme absurde qui n’en finit plus de se déployer sous nos yeux.

Cette torpeur, c’est aussi celle du Japon face aux puissances étrangères, et plus particulièrement celle qui sclérose ses interactions avec les États-Unis, dont les intérêts militaires continuent d’avoir une profonde influence sur la politique du pays. Avec une lucidité singulière, Shin Godzilla fait état d’une nation qui n’a jamais vraiment échappé à l’occupation et dont la souveraineté est constamment remise en question par une Amérique arrogante, se croyant au-dessus de tout, à commencer par Godzilla, qui désire (une fois de plus) larguer la bombe atomique sur le Japon au nom de la sécurité mondiale. Mais Anno refuse catégoriquement cette éventualité, faisant de ce fait écho au film de 1984 dans lequel c’est toutefois le premier ministre lui-même qui s’opposait à cette option sous prétexte qu’il s’agissait pour son pays d’une affaire de principes ; Shin Godzilla, par ce décalage subtil, laisse entendre que le pouvoir politique actuel ne possède plus le courage ou la volonté nécessaire pour défendre ces mêmes principes.

Si le cinéaste fait ressurgir Godzilla, c’est pour ranimer ces fameux principes dans le sillage d’une nouvelle catastrophe ainsi que pour rappeler ce trau- matisme historique qui les sous-tend. La finale du film s’avère, à cet égard, particulièrement saisissante : le monstre, stoppé par les forces de défense japonaises à l’aide d’un abracadabrant processus de congélation, trône désor- mais au beau milieu de Tokyo tel un monument à la mémoire du désastre. Godzilla, héritage d’Hiroshima, ne doit jamais être oublié, sous peine de répéter les erreurs du passé. Le Japon ne peut être reconstruit qu’à condition qu’il se souvienne. C’est là le devoir moral de la nation, le rôle tragique que lui a imposé le vingtième siècle. C’est parce qu’il a oublié cette responsabilité qu’une catastrophe comme Fukushima a pu se produire. Godzilla n’a pas été vaincu. Il ne fait que sommeiller. Temporairement.


4 mars 2017