Je m'abonne
Critiques

Shirley

Josephine Decker

par Alice Michaud-Lapointe

Il est encore rare de trouver au cinéma des incarnations de la création artistique – et plus spécifiquement de la création littéraire – qui se révèlent aussi convaincantes qu’audacieuses. Combien de fois avons-nous vu à l’écran des personnages invraisemblables d’écrivains torturés, en panne d’inspiration, être finalement capables d’écrire un best-seller en l’espace d’une nuit ? La figure archétypale de l’écrivaine est plus souvent qu’autrement représentée de manière glauque, sous l’angle de la solitude exacerbée, de l’insécurité émotive ou du conflit perpétuel entre sa vie intime et ses obligations familiales. Des contre-exemples existent heureusement – pensons au traitement biographique sensible qu’a réservé Jane Campion à l’écrivaine Janet Frame dans An Angel at My Table (1990) – mais ces cas de figures stéréotypés laissent poindre un problème réel chez nombre de cinéastes : on ne sait pas – ou trop peu – filmer le geste de création et l’imaginaire foisonnant qui le sous-tend. C’est sans doute pour cette raison que le travail de Josephine Decker se démarque autant depuis quelques années, celle-ci réussissant à cerner les contours les plus sombres de la notion de performance (Decker est elle-même issue de ce milieu et connaît intimement les codes du théâtre immersif). Comme c’était le cas avec Madeline’s Madeline (2018), Decker fait preuve avec Shirley d’une clairvoyance non dénuée d’accents mystiques dans sa manière d’aborder la créativité. Elle explore ce qui émerge de ces zones troubles où sens et non-sens s’entremêlent et où la désorientation intérieure devient un terrain fertile pour l’imagination. Si Madeline’s Madeline traitait de dissociation mentale, d’appropriation artistique et d’émancipation par l’observation de ces écarts tantôt jouissifs, tantôt anxiogènes qui se creusent entre les versions stratifiées qu’on invente de soi, Shirley approfondit ces thèmes en s’appuyant sur une facture visuelle plus classique mais investie d’un propos plus sournois. Shirley expose sans concession –grâce au scénario de Sarah Gubbins, et selon une progression finement travaillée – ce que la société patriarcale vole aux femmes qui se permettent d’écrire ou de rêver d’épanouissement : leur statut social, leur prestige, leur intégrité intellectuelle et morale.

Shirley met en scène Elisabeth Moss dans le rôle de l’écrivaine Shirley Jackson, plus particulièrement au moment précis de sa carrière où elle peine à composer son grand roman gothique Hangsaman (1951). Ce livre est inspiré par la disparition d’une jeune étudiante, Paula Jean Welden, sur le campus du collège de Bennington dans le Vermont, où travaille le mari de Shirley, Stanley Hyman (Michael Sthulbarg). Alors que Shirley est aux prises avec des épisodes maniaco-dépressifs sévères, Stanley choisit d’héberger un jeune couple marié, Rose et Fred Nemser (le jeune homme, post-doctorant à l’avenir prometteur, est son assistant de recherche). S’installent ainsi rapidement entre les quatre personnages, et de manière croisée entre les deux couples qui cohabitent, de multiples relations sourdement conflictuelles à la faveur desquelles les hommes, universitaires infidèles, jouissent de privilèges inaltérables alors que les femmes se heurtent à des interdits invisibles et à une toxicité paternaliste qui leur intime de rester « à leur place ». C’est d’ailleurs la relation perverse et intrigante que développent Rose et Shirley en réponse à cette violence qui sert de socle à l’interrogation profonde formulée par Decker à propos de ce contraste entre incarnation et désincarnation. Dans un monde où les hommes s’arrogent un pouvoir de domination qui ne peut être remis en question, Rose et Shirley choisissent la fusion silencieuse et l’interdépendance, elles se perdent l’une dans l’autre pour mieux se retrouver dans les contours de Paula, ce personnage à la fois vrai et fictif que Shirley Jackson ressuscite par l’écriture. Rose, Shirley et Paula se dévoilent comme des corps d’apparition et de disparition au sein du film, et Decker joue intelligemment de ces glissements, de cette porosité qui caractérise la manière d’être au monde de ces personnages féminins, tantôt muses interchangeables, tantôt silhouettes floutées. Shirley et Rose font de la fiction un rempart contre l’adversité, elles s’en drapent comme d’un manteau qui leur permet de survivre. D’ailleurs, Decker, en trafiquant elle-même la forme du biopic et en déjouant les attentes qui lui sont liées, emprunte aussi indirectement cette voie. La Shirley Jackson de Decker n’est pas le miroir exact de l’écrivaine américaine, c’est une version « autre », fantasmée, contrefaite au niveau des données biographiques (Shirley Jackson avait notamment plusieurs enfants en 1951, alors que ce n’est pas le cas dans le film). Josephine Decker nous indique qu’il n’y a ni moyen ni intérêt particulier à sceller la « vraie » image de Shirley Jackson puisque cette image est une construction vacillante par nature, et que c’est par le vacillement, l’instabilité que peut émerger la création dans son extériorisation la plus brute.

Ce motif du vacillement, qui fait de Rose et de Shirley deux Lady Macbeth « on the verge of madness », Decker le décline dans ses images. Il y a ce plan, très beau, à la fin du film, d’un précipice littéral où les deux femmes (n’en sont-elles qu’une ?) se tiennent de dos au bord d’une falaise, mais il y a aussi toutes ces scènes qui consolident cette impression globale de basculement : des œufs qui s’écrasent par terre, des discussions qui dérapent à table, un pied qui glisse subrepticement sous une jupe. La caméra de Decker, elle aussi, épouse le plus souvent la subjectivité de Shirley et ses transes de création inquiétantes ; elle semble accentuer également une sensation de recherche constante qui n’est pas nerveuse, mais qui évoque le chancellement, à l’instar de Shirley elle-même, cherchant l’ouverture ultime qui lui permettra d’écrire. C’est par ailleurs toujours chez Decker par l’entrebâillement d’une porte, d’un regard qui s’attarde par-dessus une épaule, d’une embrasure secrète qu’on découvre l’étendue des bouleversements à venir.

Par ces jeux de correspondance, ces enchevêtrements multiples, le projet de Josephine Decker trouve tout son sens. Si Shirley est le portrait saisissant d’une écrivaine à l’intelligence redoutable, le film est aussi celui d’une génération de femmes poussées dans leurs retranchements intérieurs, liées par une colère extraordinaire. Decker donne une forme inventive à cette colère, elle en explore le déséquilibre, la furie, la perversité, légitimant ces humeurs avec une énergie et un dévouement qui font souvent défaut au cinéma. Shirley Jackson est une sorcière, une écrivaine, une folle : une femme dangereuse, en somme, et Decker filme ce personnage avec l’attention et la complexité qu’elle mérite, la cinéaste faisant du brouillage des frontières une promesse de liberté.

 


 


30 mars 2021