SHOWING UP
Kelly Reichardt
par Mélopée B. Montminy
Le génie créateur est un concept séduisant, un mythe qui persiste car il confère une certaine aura au talent. Or si le talent existe, la création requiert bien entendu effort et dévotion, d’autant plus qu’il faut parfois aussi nourrir le chat, faire les courses, payer son loyer, travailler, bref vaquer à ses responsabilités et avoir un minimum d’hygiène de vie. Le tout sans devenir trop détestable.
Dans Showing Up, Kelly Reichardt délaisse la route et ses horizons pour s’ancrer dans le lieu auquel on l’associe déjà fortement, l’Oregon. S’éloignant de la perspective grandiose des déserts et montagnes de ses précédentes œuvres qui déconstruisaient tantôt le western, tantôt le road movie, la cinéaste focalise maintenant sa lentille sur un microcosme réputé pour son bourgeonnement créatif. Campé dans une école d’art de Portland, le film suit Lizzy (interprétée par Michelle Williams, l’actrice fétiche de Reichardt), une sculptrice épuisée qui tente simplement de créer l’espace pour accomplir son action créatrice alors qu’elle est assaillie par les embuches incessantes du quotidien. L’acte de créer est dépeint dans ce qu’il a de plus concret, soit à travers la matérialité de l’art visuel, plus précisément la sculpture. Ce médium va de pair avec l’esthétique de Reichardt, qui oppose à l’idéalisme déconnecté d’un cinéma hollywoodien son regard concret et modeste. Plus encore, il rappelle la relation de la cinéaste à sa pratique, elle qui entretient un rapport presque artisanal à son média, au sens où elle participe à toutes les étapes du processus artistique, de la coécriture au montage, et ce, dans des conditions qui appellent forcément à l’humilité.
À l’aube de son vernissage, Lizzy doit finir la conception de ses sculptures à temps. Toutefois, cette dernière est ralentie par son emploi dans un collège d’art géré par sa mère Jean (Maryann Plunkett), qui a des airs antipathiques, mais aussi par des conflits avec sa propriétaire, amie et collègue artiste, l’insouciante Jo (Hong Chau), ainsi que par l’arrivée impromptue d’un pigeon blessé – oiseau insignifiant s’il en est un – dont elle décide de s’occuper. Lizzy, dont l’amertume est carrément attachante, doit donc lutter contre cette myriade d’obstacles afin d’arriver à façonner ses personnages d’argile le plus rapidement possible. Le contexte où évolue la sculptrice semble d’abord propice à l’inspiration et l’épanouissement, puisqu’il règne dans le campus un esprit de communauté. Mais les frustrations constantes de Lizzy sont plutôt mises en relief par la bonhomie ambiante – entre autres incarnée par la présence chaleureuse de Eric (André Benjamin, alias André 3000) –, qui exacerbe ses irritants accumulés tels l’absence d’eau chaude dans son appartement, ses problèmes familiaux – Sean, le frère instable (John Magaro) et Bill, le père céramiste aux amis parasites (Judd Hirsch) – ainsi que le fardeau du pigeon. Mais ce qui agace le plus Lizzy, c’est sa voisine et propriétaire, cool et épanouie, toujours dans l’action. Si l’une bâtit des objets d’art grandiloquents, baignée dans l’ambiance sonore rythmée d’un atelier aux fenêtres immenses, l’autre s’affaire à la création de morceaux plus délicats dans une pièce sombre et silencieuse à l’atmosphère ascétique – obscurité par ailleurs accentuée par l’éclairage naturel, une signature de Reichardt qui revêt ici un caractère éditorial. Bien qu’elles évoluent dans un milieu collaboratif, ouvert et paisible où les valeurs de partage et de « bienveillance » semblent primer sur la concurrence et la rivalité, leur espace n’est bien sûr pas à l’abri des mêmes maux qui grugent le reste de la société. La compétition apparaît donc comme une force malsaine à laquelle il faut résister, mais qui semble parfois insidieusement habiter les personnages, qui communiquent d’ailleurs à certains moments de façon délicieusement passive-agressive.
Le contexte socio-économique du récit permet ainsi une réflexion sur les conditions matérielles dans lesquelles les artistes d’aujourd’hui réussissent – ou pas – à créer. Si une majorité réside dans des villes où la création est foisonnante, comme Portland, à quel point est-il envisageable de créer en habitant ces endroits où, justement, les logements sont de moins en moins abordables? C’est là l’ironie des lieux vivaces, généralement embourgeoisés, à la fois grouillants de culture et inaccessibles, qui bien souvent nécessitent de l’artiste le sacrifice d’une importante part de son temps à un travail rémunéré, l’éloignant de l’exercice de son art. Il s’agit d’une bataille opposant des adversaires aux forces inégales : la pulsion créatrice et le temps régulé par le capitalisme.
En fait, il y a quelque chose qui relève quasiment de la foi dans l’entêtement de l’artiste quant à la poursuite de ses objectifs, tant ceux-ci vont d’ordinaire à contresens d’une société qui ne valorise pas l’activité non utilitaire. Le regard profondément tendre de la cinéaste sur cet acharnement et sur l’obstination en général n’est pas nouveau, qu’on pense à la protagoniste de Wendy and Lucy (2008) qui déploie une énergie inimaginable pour retrouver son chien, à la persévérance des familles de colons dans Meek’s Cutoff (2010), à la quête inébranlable de Lily (la propriétaire du ranch) dans Certain Women (2016), pour ne nommer que ceux-ci. Cette inclination se conjugue habilement dans Showing Up à une note d’humour que la cinéaste n’exploitait pas autant dans ses autres longs métrages. La drôlerie trouve notamment sa source dans une tension qui habite le cinéma de Reichardt, à l’intersection désarmante de la douceur et de la cruauté. De cette juxtaposition minutieuse, la beauté surgit inévitablement. Après avoir prouvé à maintes reprises qu’elle maîtrisait l’art d’évoquer la tristesse en évitant de provoquer la pitié, la réalisatrice réussit désormais avec habileté à élargir sa palette d’émotion. La présente œuvre nous rappelle ce pouvoir propre à l’humour qui est celui de nous faire baisser nos gardes. Et assurément, une cinéaste sensible comme Kelly Reichardt sait tirer profit de cette vulnérabilité pour faire jaillir la poésie.
2 mai 2023