Shutter Island
Martin Scorsese
par Gilles Marsolais
Martin Scorsese occupe une position paradoxale dans le cinéma, divisant aussi bien la critique que le public à la sortie de chacun de ses films. Polysémiques, et sujets à des interprétations divergentes, ceux-ci témoignent aussi d’une connaissance approfondie du cinéma et de son histoire, et leur système référentiel influence forcément la lecture du spectateur. Jouissif, ce dispositif peut parfois être perçu comme un vain étalage de l’érudition et du savoir-faire du réalisateur. Shutter Island ne fait pas exception, il complique même la donne par sa conformité aux codes et aux règles du genre dont il relève, au risque d’encourir en plus le reproche de conventionnalisme.
Mais, indiscutablement, à travers la diversité des approches et des genres auxquels le cinéaste s’est frotté depuis Mean Streets (1973), les films importants de Martin Scorsese, dont Taxi Driver (1976) et Raging Bull (1979) pour ne nommer que ceux-là, sont traversés par des préoccupations personnelles relatives aux notions judéo-chrétiennes de culpabilité et de rédemption, ainsi que de la propension à l’autodestruction qui peut les accompagner. Ils posent la question de savoir comment survivre après la tempête : Shutter Island la pose à nouveau, d’une façon explicite, en plongeant d’une façon vertigineuse dans l’esprit tourmenté de Teddy Daniels.
Sur le plan stylistique, Shutter Island relègue aux oubliettes les outrances et la boursouflure de Cape Fear, et il tourne le dos aux recherches expressionnistes de Gangs of New York. En plongeant dans les arcanes de la folie, Scorsese s’éloigne aussi du monde des truands de Goodfellas et de Casino. Sans filet, il relève le défi de réaliser dans la plus pure tradition un thriller, mais sans gangsters !
Ce thriller hitchcockien puisqu’il faut situer cet opus dans une lignée repose sur une connaissance du cinéma, mais aussi, et surtout, sur un métier mis au service d’un scénario et d’une certaine idée du cinéma. C’est-à-dire qu’il s’agit d’un film porté par la vision d’un auteur authentique et talentueux qui parvient à faire oublier son savoir encyclopédique et les efforts déployés en amont pour mettre en images un récit complexe, multidimensionnel, et captiver le spectateur, au sens propre du terme, comme si tout coulait de source. Étrangement, c’est cette impression de facilité qui est la source du malentendu que provoque le film chez certains spectateurs : ceux-ci acceptent mal, sans y avoir consenti, de tomber bêtement dans les pièges narratifs tendus par le réalisateur qui se fait ici illusionniste au moyen d’une mise en scène diabolique. En effet, à l’image de Teddy Daniels, organisateur d’un récit dont il est le principal protagoniste mais qui finit par lui échapper avant qu’il n’en ressaisisse le fil conducteur pour le laisser filer à nouveau, le spectateur a tôt fait de perdre ses repères malgré quelques indices glissés subtilement par Scorsese pour lui permettre de reconstruire la temporalité du récit (un verre d’eau vide, une entrée de Teddy à Dachau en complet-veston, l’enchaînement de deux cauchemars, son évanouissement et son réveil à l’hôpital).
Pour une rare fois chez Scorsese, les références cinéphiliques ne sont pas surlignées, elles s’intègrent comme allant de soi dans le déroulement du film, tout en correspondant aux codes et aux règles du genre. Incontournable, l’image symbolique de la spirale pour évoquer la plongée dans l’il de l’ouragan de la folie est certes brièvement rappelée dans la séquence tardive du phare, mais elle est surtout habilement exploitée tout du long par la mise en abyme, proprement déréalisante, des images mentales de Teddy Daniels qui se fait son propre cinéma en se nourrissant de vrais et de faux souvenirs, sélectifs ou partiels, issus d’un drame personnel qu’il fusionne à une tragédie historique en affabulant sur le(s) rôle(s) qu’il a pu jouer dans ces deux réalités. La référence la plus explicite à l’univers de Hitchcock est évidemment celle de la musique qui, conjuguée ou non épisodiquement au bruitage émanant de la tempête, se résume volontairement, comme chez le maître incontesté du suspense, à la réitération de quelques accords pour dramatiser quelques temps forts, comme l’arrivée à l’île avec son comité d’accueil hostile.
L’évocation des camps de la mort, alimentant la dérive mentale de Teddy (et la réflexion du spectateur, qui se voit aussi confronté au comment filmer ça), n’est pas en soi problématique, mais sa réitération peut être jugée abusive par certains. Faiblesse mineure au regard d’une réalisation sans faille qui, dynamisée par un montage audacieux, extériorise brillamment l’intériorité de ce personnage tourmenté, symboliquement prisonnier d’un décor freudien, et d’où ressort grandi un Leonardo DiCaprio mûr, qui se débarrasse enfin de son image d’adolescent.
Ce texte a déjà été publié dans le numéro 147 de la revue 24 Images.
10 juin 2010