Sicario
Denis Villeneuve
par François Jardon-Gomez
Sicario, le plus récent film réalisé en sol américain par Denis Villeneuve, se regarde comme un solide travail d’artisan : bien fait, mais avec juste assez d’éléments qui clochent pour que l’ensemble se révèle, au final, plus ordinaire que mémorable. D’emblée, le spectateur est plongé dans l’action avec une dynamique séquence d’ouverture : l’attaque d’une maison, soupçonnée de contenir des otages, par une unité tactique du FBI, dont Kate (Emily Blunt) est la point man. À la suite de l’assaut, elle est invitée par Matt (un cachotier « consultant » joué par Josh Brolin) à se joindre à une unité secrète visant à frapper un grand coup contre des chefs d’un puissant cartel de drogue. Rapidement, Kate est plongée dans un monde dont elle ne connaît pas les codes, et ne parviendra pas à les comprendre, ne réussissant pas à relever le défi souligné par le mystérieux Alejandro (Benicio Del Toro) : « You will doubt, but in the end you will understand. » Manifestement manipulée et tenue à l’écart, Kate reçoit toujours les informations au compte-gouttes. La jeune femme idéaliste et pure – à sa première apparition à l’écran, Kate est nimbée par une lumière presque divine – verra tranquillement ses convictions être ébranlées; en témoigne, au sortir d’une douche, le reflet de son visage masqué par la buée sur le miroir de la salle de bain.
Le terme « sicario » désigne un tueur à gages au Mexique, mais il renvoie également, nous dit le film, aux zélotes juifs qui tentaient d’expulser les Romains de Jérusalem. Thriller d’alliances incertaines, Sicario met au cœur de son récit la suspicion et les allégeances douteuses. Sur fond de guerre contre la drogue, le film aborde surtout les motifs de la vengeance et des questionnements moraux sur le bien et le mal. Le problème, c’est qu’il n’a pas une idée neuve à proposer sur les enjeux qu’il soulève, en même temps qu’il joue mollement sur les plates-bandes du Traffic de Soderbergh avec l’inutile récit parallèle d’une famille mexicaine : celui-ci tourne rapidement en rond en même temps qu’il n’est pas assez exploité pour avoir un impact émotif notable, se complaisant au contraire dans une série de clichés. Et pour ne rien aider, à ce scénario manquant d’originalité, s’ajoutent des personnages atrocement fades : Josh Brolin joue un agent fédéral générique qui est conscient qu’aux grands maux les grands remèdes; Benicio Del Toro perd tout ce qu’il a d’intéressant quand on comprend que, en somme, il s’embarque dans cette histoire parce que this time it’s personal ; Emily Blunt, pour toutes ses qualités de femme forte, finit par ne pas être faite pour la job… parce qu’elle est une femme.
On connaît maintenant assez bien l’histoire voulant que, dans les premières étapes de production, un des producteurs ait demandé à Taylor Sheridan (qui signe son premier scénario) de transformer le personnage de Kate en personnage masculin, requête catégoriquement refusée. Mais comme l’enfer est pavé de bonnes intentions, la solidité des convictions de Sheridan n’a d’égale que le caractère involontairement insidieux du film. Parce que la ligne est mince entre démontrer la misogynie inhérente à un système – ici, les différents corps de police et d’armée aux États-Unis – et, sans le vouloir, reproduire une forme de machisme en écrasant son (seul) personnage féminin par le récit. Se contentant de représenter une réalité, Sicario échoue à présenter un point de vue sur celle-ci, à la faire réfléchir de manière intéressante.
Sicario ne fait pas l’apologie des techniques à la légalité douteuse prônées par Matt et Alejandro, loin s’en faut, mais il témoigne d’un cynisme des institutions policières face à un système – celui de la drogue et des cartels – qu’il vaut mieux essayer de contrôler que d’éradiquer. Villeneuve est alors pris à son propre piège : les « idéalistes » comme Kate n’ont pas leur place quand il faut « vraiment » régler les problèmes et Sicario ne cesse justement de montrer que la seule chance d’être un tant soit peu efficace dans la lutte contre la drogue passe par différents moyens qui flirtent tous avec l’illégalité, ce dont Kate est toujours incapable.
En fait, ce que semble dire Sicario sans s’en rendre compte, c’est que toute vertueuse et compétente soit cette femme, elle n’aura jamais « ce qu’il faut »… parce qu’elle est une femme. Là où la Furiosa de Mad Max : Fury Road prenait à bras-le-corps son destin et son récit pour renverser les codes du film d’action hollywoodien, Kate est toujours à la remorque de sa propre histoire. Excluant la première scène, où elle dirige son unité tactique, Kate n’est jamais montrée en contrôle, contrairement à ses collègues masculins. Chaque scène de combat est suivie d’un reaction shot de Kate qui témoigne alternativement de la peur, la crainte, l’angoisse ou le manque de contrôle et de détachement face à l’horreur. Si ces réactions permettent d’humaniser le personnage, elles sont aussi le signe indéniable – au sein de la fiction – qu’elle n’est pas faite pour ce travail. Ses failles à elle, et surtout son indécision, témoignent de son inadéquation à ce milieu. (Sans compter la problématique sexualisation du personnage : elle est présentée comme divorcée, sans enfants, n’ayant pas eu de relation intime depuis des lunes, négligeant son apparence physique et, au moment où elle « faiblit » pour se laisser aller à son désir charnel, c’est pour mieux se jeter dans la gueule du loup.)
Nonobstant, Villeneuve tire le maximum d’un récit somme toute convenu qui effleure plus qu’il ne creuse les enjeux. En fait, Sicario apparaît surtout comme la carte de visite d’un cinéaste qui cherche à prouver qu’il est à sa place dans un certain type de cinéma d’action : il y a du Michael Mann dans ces nombreux plans vus de haut de la ville ou du désert, terres sauvages et dangereuses, visages qui se découpent dans les montagnes (avec musique et ambiance inquiétantes) et du Kathryn Bigelow dans la fluidité de la caméra épaule qui accompagne de très près les personnages dans les scènes de fusillade. Il faut aussi reconnaître au réalisateur québécois une certaine hardiesse dans la représentation de l’horreur. Aux cadavres horrifiants montrés à plusieurs reprises dans la première séquence se substituent des corps déréalisés par une caméra en vision thermale dans le dernier tiers, signe de la désensibilisation qui menace de gagner Kate. Pareillement, plus le film avance plus le meurtre est renvoyé au hors-champ (notamment dans la scène du tunnel ou de l’assaut final), non pas pour nier son existence mais pour concentrer l’attention sur ce que la mort provoque chez le meurtrier, dont le visage, lui, reste bien à l’écran.
La capacité de Villeneuve à filmer des scènes d’actions de manière brute, mais toujours fluide, sans sacrifier la netteté ou la lisibilité des mouvements à l’écran, impressionne. Appuyé par la bande sonore obsédante et angoissante signée Jóhann Jóhannsson, la direction photo sans faute de Roger Deakins qui travaille les teins ocres, jaunes et magnifie les clairs-obscurs extérieurs, ainsi que le montage de Joe Walker – qui impose un rythme efficace dans les scènes d’action, préférant la lenteur au découpage frénétique pour augmenter l’angoisse et l’attente –, Villeneuve signe un film d’action certes vigoureux et efficace. Mais après Prisoners, qui décevait aussi par son scénario, on ne peut qu’espérer un peu plus de flair de sa part au moment de choisir ses projets.
La bande-annonce de Sicario
24 septembre 2015