Sieranevada
Cristi Puiu
par Monica Haïm
Plus que tous les autres réalisateurs roumains qui ont éclos sur la scène internationale à l’orée de ce siècle, Cristi Puiu, est un cinéaste de l’observation. Le plan séquence, un des traits stylistiques caractéristiques du nouveau cinéma roumain, acquiert chez lui une force dynamique et une grâce qui font honneur autant à ses maîtres, Cassavetes, Wiseman, Depardon, qu’aux plus grands peintres abstraits. Agissant comme de grands coups de pinceau, ces plans composent des univers tourmentés, hostiles, mortifères et, souvent, désopilants par la teneur et le naturel stupéfiant des dialogues.
Le premier de ces univers est l’enfer hospitalier auquel est condamné Dante Lăzărescu dans La Mort de Monsieur Lăzărescu (2005). Suit celui de Viorel, le justicier qui confesse ses crimes dans Aurora (2010) et, à présent, celui d’une famille réunie dans un appartement d’un ensemble résidentiel de l’époque communiste, pour célébrer une cérémonie religieuse des adieux dans Sieranevada (comme le Roumain moyen l’aurait orthographié spontanément).
Pénétrés par une même angoisse de la mort, ces trois films forment une trilogie qui se décline selon la méthode empirique du questionnement : Qui ? Quand ? Où ? – une personne : Dante Lăzărescu (La Mort de …); un temps : l’aube (Aurora); un lieu : Sieranevada. Si on y ajoute le court métrage Une Cartouche de Kent et un paquet de café (2004), on pourrait aussi parler d’une tétralogie du père : le père qui, sur un ton veule, quémande le secours de son fils – Une Cartouche ; le père du cinéaste faisant une figuration intelligente – Lăzărescu ; le père qui, des cieux, regarde son fils tuer tous ceux qui l’ont lésé, sans pouvoir intervenir – Aurora[1] ; et le père qui revient parmi les siens avant de prendre la route du repos éternel – Sieranevada.
Selon la croyance orthodoxe, l’âme, avant de trouver le repos éternel, prend congé du monde en errant pendant quarante jours. Au bout de cette errance, elle revient chez les siens pour une ultime commémoration et cérémonie des adieux. Ce rite est nommé parastas. D’ordinaire, un pope accompagné de chanteurs entonne des chants sacrés, des prières et bénit la maison. Suit un repas auquel assistent la famille et des proches. Au parastas que l’on célèbre dans Sieranevada s’ajoute un rite particulier à une région de la Roumanie : un membre de la famille endosse un costume semblable à celui du défunt et se joint aux convives comme son représentant.
Sur un air baroque festif, Lary et Laura quittent le centre de Bucarest, jadis élégant aujourd’hui délabré. La différence des origines de classe du couple jaillit dès cette première séquence où Laura reproche à Lary d’être un père et un mari inattentifs tandis qu’elle se révèle snob et méchante. Lorsqu’on apprendra que Lary a abandonné la médecine pour le négoce, on comprendra qu’elle y est pour quelque chose.
Portée par un dialogue désopilant, la scène à laquelle nous assistons a déjà commencé. Ici, comme tout au long du film, nous prenons le train en marche et nous descendrons avant l’arrivée en gare. Cet entre-deux procure un sentiment d’instabilité, d’incertitude. Il prête aussi une rare force au hors- champ.
En voiture, le couple arrive à la périphérie de Bucarest où la mère de Lary habite toujours l’appartement familial d’à peine 100 m2 d’un HLM. Dans cet espace encombré de meubles, livres et bibelots s’entasseront quatorze personnes, membres de la famille et amis du défunt, plus d’autres personnages secondaires. C’est ici que la cérémonie des adieux aura lieu en ce samedi 10 janvier 2015[2].
En entrant dans l’appartement, la teneur conflictuelle de la séquence inaugurale ouvre sur une polyphonie d’échanges où blagues, discussions et disputes expriment les grandes inquiétudes et les irritations journalières des convives. Ces conversations donnent l’impression d’une tornade où se mêlent l’attentat de Charlie Hebdo, les soupçons que le 11 septembre aurait été un coup monté, la frayeur qui nous saisit dès que nous allumons la télé, les bienfaits et les méfaits du communisme discutés avec hargne et âpreté, le scandale de l’infidélité conjugale, l’arrivée tardive du pope, le costume trop grand pour son porteur, l’intrusion d’une jeune Croate ivre morte (brillante solution à une exigence de coproduction), un bébé qui pleure et des frères et sœurs qui se querellent.
La caméra enregistre l’activité qui se présente à elle. Elle n’est ni intrusive ni curieuse. Elle est observatrice : distante et attentive à la fois. Elle regarde et nous regardons avec elle.
Peu à peu, cependant, nous comprenons par l’angle des prises de vue, l’échelle des plans et le mouvement de la caméra que l’action qui se déroule devant nos yeux est vue par une caméra qui incarne le personnage pivot quoiqu’invisible de ce drame : Emil, le père de Lary, mort depuis quarante jours.
Tantôt assis sur la banquette arrière de la voiture, tantôt accroupi dans un coin de la chambre à coucher, tantôt debout dans un coin de la salle-à-manger ou hésitant au milieu du vestibule ne sachant plus où donner de la tête, l’observateur (Emil) suit ce qui s’offre à lui. Cette hésitation est rendue par une séquence finement orchestrée : la caméra fixée sur trépied enregistre ce qu’il y a devant elle ; par un mouvement panoramique, elle se tourne vers la porte de la cuisine qui s’ouvre. De fait, la chorégraphie dessine un mouvement motivé par un bruit entendu, comme si Emil entendait la porte de la cuisine s’ouvrir et tournait la tête.
Ce fin détail de mise en images n’en est qu’un parmi d’autres. À titre d’exemple, je citerais aussi la séquence où la protagoniste, Sandra, la sœur, n’est visible que par ses jambes ; puis, pour l’essentiel de la scène, elle est hors-champ, comme si dans la chambre-à-coucher où l’action se déroule celui qui l’observe n’avait de la place qu’accroupi dans un coin; ou celle où Lary, assis à la table à côté de Gabi, son beau-frère, se tourne soudainement vers ce dernier et tombe, pour ainsi dire, nez-à-nez avec « Emil », l’observateur.
Réglée comme une horloge, la mise en scène est une riche et savante orchestration d’incessants va-et-vient, d’ouvertures et fermetures de portes, d’intrusions constantes de micro-évènements qui provoquent un désordre, un trouble inévitable.
Je retiendrai à titre d’exemple la séquence du costume qui s’achève sur une « coda » de pleurs du bébé et celle qui se termine sur le soin avec lequel Lary place son ordinateur dans le coffre de l’auto. En attirant l’attention, ces micro-évènements agissent comme ponctuation, comme des escarbilles de vérité.
Selon les règles d’une narration efficace, ces « codas » sont inutiles. Mais l’art se reconnait précisément à ces menus excès, ces détails qui débordent, qui font durer la séquence juste ce qu’il faut au-delà de la convention, pour qu’elle puisse pleinement s’installer.
Des vérités se dégagent aussi de la frontalité des scènes qui opposent Evelina, la vieille dame, communiste, amie de la famille, à Sandra, la sœur monarchiste. La vitalité et le ton juste des dialogues conjugués à la spontanéité et au naturel des comédiens font jaillir des étincelles dont naît le sentiment d’y avoir été, d’y être.
Rageant contre Evelina, Sandra, lâche une remarque antisémite : «…et qu’elle ne vienne pas nous faire des conférences sur Marx et Lénine et autres Youpins notoires ! », alors qu’en se moquant du roi, Evelina affiche un nationalisme ethniciste : « … ce roi qui est le vôtre et qui n’est même pas Roumain. »
La façon féconde que Cristi Puiu a d’envisager la mise en scène et en images est doublée d’un cheminement narratif qui, avec une adresse peu commune, conduit au point culminant du récit.
Motivée par le mépris de classe qu’elle porte à la famille de Lary, Laura souhaite passer le moins de temps possible en sa compagnie, d’où le besoin urgent de faire ses courses. La mise en « hors-champ » de cette dernière permet au récit de sortir dehors, là où le vent de tempête qui balaie l’appartement se transforme en ouragan – un trivial incident de voiture mal garée dégénère en rixe et fait tomber une avalanche d’injures et de grossièretés – puis, de revenir à la voiture, seul espace privatif de l’histoire.
Faisant contre-champ à la séquence du début, Lary, secoué par l’agression qu’il vient de subir, est assis aux côtés de Laura, avec Emil sur la banquette arrière.
Saisi au milieu d’une phrase, Lary admet en avoir voulu à son père pour lui avoir préféré son frère cadet, Relu, le militaire, et l’avoir trop sévèrement jugé pour son infidélité à sa mère. Avouant à sa femme qu’il lui a déjà menti, Lary reconnait ne pas être meilleur que son père, et lui pardonne.
Suit une coda où l’agitation recommence. La famille est enfin prête à s’assoir à table. Mais, aussitôt, la Croate endormie vomit et toutes les femmes volent à son secours. Les hommes, dépassés, amusés, résignés, lancent une blague, éclatent de rire et se mettent à manger…
Sur un air baroque, triste, cette fois, Emil se retire et le récit se termine. Absout par son fils, il quitte la montagne enneigée, la Sieranevada. Il laisse derrière lui ses proches entassés dans cet appartement sis au fond d’un paysage baigné d’une lumière blafarde – image qui évoque l’hiver de nos mécontentements. Ayant constaté que la vie continue sans lui, que par ces temps de peur, d’incertitude et de méfiance, les siens sont pris ailleurs et sachant que son fils retient de lui qu’il fut un grand baiseur, Emil prend la route du repos éternel.
[1] Cette indication a été donnée par le cinéaste dans plusieurs entretiens.
[2] Le scénario a été écrit en 2012. Pour être en phase avec l’actualité, il a fait l’objet de nombreux changements et ajouts, parmi lesquels l’évocation de l’attentat de Charlie Hebdo. Ce dernier a eu lieu le 7 janvier 2015 et nous savons par ailleurs que le tournage du film a commencé le 10 janvier 2015, trois jours après l’attentat…
La bande annonce de Sieranevada
13 janvier 2017