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Critiques

Silence

Martin Scorsese

par Bruno Dequen

L’anecdote est connue. Avant de devenir Martin Scorsese, le jeune Martin aurait envisagé la possibilité de devenir prêtre. Or, s’il a finalement privilégié les plateaux de tournage et les salles de montage aux presbytères, il ne s’agissait pas pour autant d’un rejet sans appel de l’héritage catholique familial. Bien au contraire. Outre La dernière tentation du Christ et Kundun, ses deux films ouvertement religieux, presque toutes les réalisations du cinéaste peuvent être interprétées sous l’angle de l’iconographie et de la morale chrétiennes. Culpabilité, rédemption ou, plus souvent qu’autrement, purgatoire, sont au cœur de l’imaginaire scorsesien. Chez lui, même les chauffeurs de taxi sociopathes s’imaginent en Christ sauveur. Une cinéphilie boulimique et une vision catholique du monde forment l’assise de l’œuvre.

Ainsi, il n’est pas surprenant que l’un de ses projets les plus chers ait été l’adaptation de Silence, un roman écrit en 1966 par Shūsaku Endō portant sur les persécutions antichrétiennes qui ont eu lieu au Japon au XVIIe siècle et retraçant l’enquête de deux missionnaires jésuites portugais partis à la recherche de leur mentor disparu. Sur papier, un tel projet semblait être taillé sur mesure pour Scorsese. Dernier volet d’une trilogie spirituelle officieuse, ce film allait permettre en outre à ce grand admirateur du cinéma classique japonais de plonger au cœur d’une culture qui le fascine depuis toujours. Or, s’il semble évident que seul Scorsese pouvait mener à terme une telle entreprise, Silence s’avère une proposition plus déroutante que prévu, puisqu’il s’agit là de son film le plus personnel et le moins ouvertement scorsesien. Comme si Martin avait eu besoin de réinventer le cinéma de Scorsese afin de pouvoir exprimer sa vision de la religion.

Si leurs sujets les distinguaient de ses autres films, La dernière tentation du Christ et Kundun s’appuyaient néanmoins en grande partie sur le style spectaculaire du cinéaste. Qui d’autre que Scorsese aurait pu réaliser une version de la vie de Jésus sur fond de musique du monde de Peter Gabriel, de plans vertigineux et de refoulement sexuel mortifère ? Et que dire de l’enfance du dalaï-lama scénarisé par la créatrice d’E.T. et mis en musique par Philip Glass ? Par comparaison, Silence marque certainement un point de rupture. Musique à peu près absente, mise en scène et montage rigoureux, mais beaucoup plus austères et classiques qu’à l’accoutumée. Trop pris par son sujet, Scorsese aurait-il oublié sa propre vision du cinéma? La réponse n’est pas si simple.

Cinéaste cinéphile, Scorsese a su bâtir une œuvre qui synthétise de multiples influences. Du néoréalisme italien à la flamboyance de Powell et Pressburger, son cinéma oscille habituellement entre hyperréalisme et envolées stylistiques. Certes, cette description de son cinéma s’accorde mal avec la relative sobriété de Silence. Mais établir un tel constat serait faire abstraction de l’ancrage fondamental de l’œuvre scorsesienne. Chez Scorsese, toute chanson, tout travelling, toute expérimentation de montage n’existent que pour transfigurer esthétiquement l’état psychologique de protagonistes complexes – et souvent antipathiques – envers lesquels le cinéaste démontre une empathie sans faille. S’il use occasionnellement de procédés distanciatifs, son cinéma vise avant tout l’immersion dans le regard de ses personnages, et il laisse au spectateur le soin de les juger.

Or, c’est cette même immersion que vise Scorsese dans Silence. Sauf que, cette fois-ci, le cinéaste nous invite à partager les tourments de Sebastião Rodrigues, un missionnaire du XVIIe siècle confronté au choix impossible que lui impose un inquisiteur japonais : faire acte d’apostasie sous peine de voir ses ouailles torturées et exécutées sous ses yeux. Cette situation est d’autant plus douloureuse pour le jeune Rodrigues que ce dernier, avide d’élévation spirituelle et obsédé par la figure du martyr, est hanté par le silence de ce Dieu pour lequel il voit tant de gens mourir. Silence porte ainsi sur l’inévitable gouffre qui sépare une intense vie spirituelle intérieure de la réalité, et questionne les fondements de la foi catholique. Et dans les circonstances, c’est plutôt du côté de Robert Bresson, l’une de ses idoles, que Scorsese est allé chercher l’inspiration. Plus précisément le Bresson du Journal d’un curé de campagne. Celui qui avait effectué pour ce film une démarche d’épure stylistique, encore en gestation, qui visait à représenter la détresse et la solitude d’un jeune prêtre rejeté par sa paroisse. S’il ne cherche pas à imiter Bresson, Scorsese utilise lui aussi une narration sous forme épistolaire tout en se délestant de la plupart de ses tics de réalisation habituels. Ainsi, plus le film progresse, plus il repose sur de simples champs contre champs ou des plans d’ensemble qui opposent le regard de Rodrigues à l’inexorabilité du monde. Il n’y a pas d’envolées possibles dans Silence. Et le film, qui s’ouvre sur plusieurs séquences superbes, témoins de la croyance et de l’émerveillement de Rodrigues confronté à un territoire inconnu, s’épure progressivement  et se resserre sur le regard désemparé du jeune missionnaire. Le martyr ne peut mener qu’à une mort atroce à laquelle Rodrigues tente, de plus en plus difficilement, d’assigner un sens. Toutefois, au pessimisme sans issue de Bresson (et Bernanos), Scorsese préfère substituer une vision plus mesurée. Adoptant comme toujours le point de vue de son personnage, il assume sa propre position de catholique tourmenté. Véritable œuvre de théologien, Silence questionne sans détour les racines de la religion, mais ne remet jamais en cause l’existence d’une foi véritable. Au contraire, c’est justement la sincérité inaltérable de Rodrigues qui permet de problématiser la philosophie de l’Église.

Confronté à un inquisiteur brillant, conscient de l’importance que les catholiques accordent aux symboles et au sacrifice comme preuves tangibles de leur croyance, Rodrigues, qui, par nature, s’identifie au Christ, se verra refuser d’entrée de jeu le martyr. Or, la violence que subissent les pauvres paysans qui le soutiennent sera d’autant plus douloureuse pour le jeune missionnaire que ses convictions seront ébranlées par Ferreira, son ancien mentor. Celui-ci lui fera en effet prendre conscience du fait que sa méconnaissance de la culture japonaise a notamment engendré une fausse interprétation du concept même de Dieu chez ses ouailles. Le film pose ainsi des questions essentielles. Que signifie une croyance si cette dernière est mal transmise ? Pour survivre, toute religion doit reposer sur des symboles et des rituels. Mais que faire lorsque ce décorum ne débouche que sur la mort, une mort appelée de leurs vœux par certains fidèles qui finissent par concevoir celle-ci comme une libération de leurs malheurs terrestres ? En décidant finalement de faire acte d’apostasie, seul moment du film où Scorsese use du ralenti, l’un de ses procédés stylistiques favoris, Rodrigues sacrifie ses principes et la possibilité même d’implanter le catholicisme au Japon afin de sauver ses fidèles. S’il entend alors la voix de Dieu qui l’encourage, impossible de savoir s’il hallucine ou s’il est témoin d’une véritable révélation.

Scorsese ne célèbre pas ce choix. Il nous demande plutôt d’en mesurer la portée ambiguë. Son film est bâti sur le doute. Le cinéaste est manifestement aussi fasciné que terrifié par l’existence d’une telle croyance. Après tout, comme tant de personnages scorsesiens, Rodrigues finira ses jours au sein d’un véritable purgatoire, condamné à travailler pour les Japonais en repérant la moindre importation d’objets catholique sur l’archipel. La foi aura-t-elle sauvé Rodrigues, ou aura-t-elle détruit sa vie ? Encore une fois, la réponse n’est pas simple, d’autant plus que le film, en choisissant de représenter l’inquisiteur comme un personnage dénué de toute préoccupation spirituelle et mu par un agenda politique fondé sur le seul protectionnisme identitaire à tout prix, ne peut que faire écho à l’un des enjeux cruciaux de notre monde contemporain.

La bande annonce de Silence


2 février 2017