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Critiques

SILVICOLA

Jean-Philippe Marquis

par Alexandre Ruffier

« Fin du monde, fin du mois, même coupable, même combat », a-t-on pu voir apparaître dans nos rues et sur nos pancartes. Avec la désormais célèbre citation de Chico Mendes, « L’écologie sans lutte des classes c’est du jardinage », ce slogan nous rappelle que l’urgence environnementale ne peut être comprise sans prendre en compte les structures socioéconomiques. La catastrophe qui n’arrête pas de venir est aussi, et peut-être surtout, une affaire de division du travail et de personnes qui se retrouvent malgré elles à prendre part au désastre, et celles-ci ne méritent pas moins notre empathie. C’est le point de départ de Silvicola, qui propose de saisir la forêt par ceux et celles qui la travaillent. Si cet angle d’approche n’est pas inédit, il reste toutefois rare dans les productions centrées sur l’environnement, sujet plus habituellement pris par son bout militant.

Lorsque le film commence, il peut donc être surprenant d’entendre de la part d’une reboiseuse, alors qu’elle est obligée d’escalader des montagnes d’arbres abandonnés, qu’elle n’est pas entièrement contre l’industrie forestière, malgré ses excès. C’est dans ce paysage apocalyptique de la Colombie-Britannique que toute l’ambiguïté et la fécondité du cadrage choisi par Jean-Philippe Marquis se développent. Les travailleurs à l’écran, s’ils ne sont pas des écologistes chevronnés adeptes d’Andreas Malm, se rendent bien compte qu’il y a un problème, mais ils doivent bien continuer à manger. Ce constat se traduit dans une démocratie de l’image. Dans une même séquence et parfois dans un même plan se côtoient la forêt, ses processus de destruction, et les personnes qui y participent. Cette perspective horizontale permet au réalisateur de penser, et non de juger, chaque élément par rapport aux autres. Il capte avec autant de soin et de respect aussi bien la paisibilité d’un bosquet que les gestes précis qui serviront à le faire disparaître. Le film met de cette façon en lumière la tension habitant des travailleurs qui ont toute leur vie parfait un art au contact de la nature, au profit de son appauvrissement. Ainsi, ce vieux bûcheron qui, tout en débitant des bûches, nous raconte la fierté puis la détresse intense qu’il a ressenties lorsqu’il a abattu pour la première fois un arbre millénaire. De quel droit l’avait-il tué, se demande-t-il encore plusieurs dizaines d’années plus tard. De cette dissonance constante émane un sentiment général de tristesse. Un cycle est sur le point de se terminer, de gré ou de force. Le réalisateur québécois apporte une nuance sociale à l’évidence écologique sans pourtant évacuer la charge émotionnelle du drame qu’il capte.

2 personnes qui enlacent un tronc d'arbre

Si Silvicola montre uniquement la Colombie-Britannique, où Jean-Philippe Marquis a lui-même travaillé en foresterie, c’est bien « la forêt », érigée au rang de concept, qu’il place au centre de son film. Et celle-ci n’existe plus au-delà de son exploitation. Qu’elle soit défrichée, ou pas encore, elle en est le résultat. Elle fait partie du capitalocène (terme qui s’oppose à l’anthropocène), assujettie par le système qui la consomme. « Le bois », qui en est déjà le produit, ce que l’on en retire, en est la dénomination principale. De l’adjectif sylvicole, le titre du film signifie « ce qui croît dans les forêts », et désigne ce qui a trait à la culture de cette dernière : la sylviculture, la foresterie. Le choix de ce titre est à l’image de l’effort que déploie le film pour faire petit à petit apparaître notre incapacité à penser le bois, et peut-être plus largement la nature, en dehors de nous-mêmes. Même les personnes interviewées qui travaillent à protéger la forêt le font pour « mieux » l’exploiter. L’objectif n’est jamais de la laisser tranquille, seule, à pousser. « Cela prendrait trop de temps », dit un technicien forestier. Mais trop de temps par rapport à quoi ? Pour qui ? Pour elle ou pour nous ? Au sein de ce système, par exemple, une simple randonnée peut également être considérée à travers le prisme de l’exploitation. Nous « profitons » de la nature, de sa beauté, de ce qu’elle a « à nous offrir ».

 En outre, la démarche documentaire est inextricable de cette logique de prédation. Lorsque Werner Herzog, dans Lessons of Darkness (1992), a filmé les puits de pétrole en feu durant la guerre du Golfe, il a été accusé par ses pairs de tirer avantage de la situation, de filmer la beauté d’un désastre sans essayer d’y remédier. Certes, les évènements captés dans Silvicola ne sont pas de même teneur. Toutefois, en s’attardant sur la déforestation, et sur son inévitable beauté, Marquis crée à son tour un film qui, certes, pourra sensibiliser le public, mais qui est également un objet esthétique, autonome, que son auteur exploite. Une certaine forme de cycle pernicieux semble inéluctable.

Le film de Jean-Philippe Marquis révèle ainsi par ricochet les lignes de fond d’un système dans lequel on se prend les pieds. Si vous n’avez qu’un marteau, tout est un clou. Si vous n’avez que le capitalisme, tout est capital. La forêt fait alors état d’exemple matriciel de ce qui constitue le système de production dans lequel nous vivons, celui qui consiste à infiniment croître en exploitant des ressources finies. Lorsque nous avons envahi la terre que nous nous sommes habitués à appeler Canada, nous avons aussi colonisé la forêt ; cela allait de pair. Le film donne d’ailleurs une place signifiante à ce rappel par l’intermédiaire de deux intervenants issus des Premières Nations : un tisseur d’écorce et un guide des marques laissés par des membres des Premières Nations sur les arbres.

L’entièreté du système dans lequel est pris le bois ne pourrait être dépliée dans un film de 1h30. Pourtant, par petites touches, Silvicola arrive à suggérer les structures qui sous-tendent les industries de la sylviculture, de la plus organisée à la plus modeste. Une forêt d’arbres minces, tous les mêmes, alignés, renvoie à celui ou celle qui les plante, ou plutôt les replante, car ils ont été éradiqués par un feu ou une maladie, elle-même aggravée par la monoculture, elle-même résultat d’une coupe précédente, d’où viennent les graines servant à la création de nouvelles pousses…


10 avril 2024