SIMPLE COMME SYLVAIN
Monia Chokri
par Mélopée B. Montminy
Si le Titanic n’avait pas coulé, qu’en aurait-il été de l’avenir de Jack et Rose? Telle est en quelque sorte la question posée par Monia Chokri dans son troisième long métrage, Simple comme Sylvain, dans lequel la cinéaste interroge la solidité de l’hétérogamie, soit l’union de deux individus appartenant à des classes sociales distinctes. Après avoir incarné en 2013 la protagoniste du court métrage fortement récompensé Quelqu’un d’extraordinaire – qui aura fait connaître Chokri la cinéaste après qu’on l’ait découvert comme actrice –, Magalie Lépine-Blondeau reprend cette place de premier rang dans la cinématographie de la réalisatrice, en interprétant le rôle principal de cet opus au titre truculent. Elle incarne Sophia, une professeure de philosophie à l’université dont la relation amoureuse avec son conjoint Xavier (Francis-William Rhéaume), qui, lui, enseigne la science politique, est remise en question tandis qu’elle fait la rencontre du manuel Sylvain (Pierre-Yves Cardinal), engagé pour la rénovation du chalet du couple. La passion physique obsessionnelle est ainsi opposée de façon franche et sans équivoque à la connivence intellectuelle. Mais la stabilité relationnelle que connaissait Sophia dans sa relation initiale pourrait-elle être possible si elle décidait plutôt de s’investir avec Sylvain?
Les deux personnages masculins sont des archétypes assez plaqués : l’un est corps, l’autre, esprit. Ce piège de faire de l’objectifiable Pierre-Yves Cardinal un bûcheron attachant mais imbécile heureux, Chokri l’a très bien vu sur son passage. Elle semble presque vouloir nous le montrer, tel un piège à ours dissimulé dans les feuilles automnales des Laurentides. Bien que l’attrait de ce simple Sylvain soit davantage charnel, le fait qu’il ne soit doté d’une vaste éducation ne le réduit de prime abord pas à sa condition ; il est pour ainsi dire sauvé par sa curiosité intellectuelle. Le proverbial gars de bois, d’abord objet d’un désir interdit, s’ouvre à l’univers de la beigissime Sophia tout en lui récitant du Michel Sardou, sans trop broncher lorsqu’elle corrige sa grammaire. Une masculinité saine qui ne ploie pas devant la menace de la femme plus instruite. Après Babysitter, le « film #MeToo » de Chokri, on sent qu’elle veut ici renouer avec le désir dans ce qu’il a de rafraîchissant, prouvant ainsi qu’après les vagues de dénonciation, les ponts doivent être reconstruits, bref que le féminisme n’a pas tué l’amour.
La mécanique de Simple comme Sylvain est bien huilée, la réalisatrice est manifestement en possession de ses moyens et sait s’entourer d’une équipe qui comprend et magnifie l’essence de son esthétique, notamment à la photographie (André Turpin), à la musique (Émile Sornin) et au montage (Pauline Gaillard). Ces derniers s’appliquent à découper puis rythmer avec esprit cette réflexion sur l’amour, le désir et le couple. Ainsi, les moments de tendresse entre les deux amants sont entrecoupés par des scènes où Sophia enseigne des notions de philosophie portant sur l’amour. Érudition et corporalité valsent ainsi dans un récit ponctué par les enseignements de Platon, Spinoza et bell hooks, en passant par Jankélévitch, le tout cadencé par une douce mélodie rappelant Francis Lai (Un homme et une femme). Si la signature de Monia Chokri plaît, l’usage du zoom (et autres procédés) inscrivant son cinéma dans une nostalgie des années 1970, cette manie pour les dialogues entremêlés qu’elle partage avec Dolan, qui charmait préalablement par sa drôlerie névrotique, peut éventuellement finir par lasser.
Outre la maîtrise brillante de Monia Chokri au plan de la réalisation, on en vient parfois à s’ennuyer du charme qui opérait entre elle et Catherine Léger à la scénarisation de Babysitter, alors qu’une certaine magie venait briser le caractère cérébral de l’œuvre. C’est que dans Simple comme Sylvain, certains moments paraissent précipités, voire improbables. Tel est le cas lors de deux scènes charnières du film, d’abord alors que les amoureux succombent l’un à l’autre autour d’une chanson de Scorpions, mais surtout lors d’une scène de querelle à laquelle on a de la difficulté à adhérer, pourtant censée servir de climax. Cela dit, ce long métrage enchante autant qu’il confronte, il réconcilie autant qu’il déchire. Parfois hymne au conservatisme ou incitation à la lutte des classes, cette ambivalence est propice à la réflexion.
Les codes de la comédie romantique sont empruntés avec bonhomie, mais tout au long du film, une tension règne et elle est d’ordre sociologique. Chokri antagonise par ailleurs biologie et sociologie : le personnage de Sylvain correspondrait à une sorte d’appel de la nature, une attraction presque bestiale qui convoque un passé idéalisé. L’homme évoque cette territorialité, le retour à la terre et aux traditions, ce qui semble charmer Sophia, désillusionnée par son mode de vie contemporain. Cette dernière, qui enseigne à des personnes âgées, se laisse émouvoir par la loyauté quasi tragique de l’union de ses beaux-parents, succombant à une certaine idéalisation d’un passé où les gens s’étaient fidèles et les temps semblaient simples. Or, malgré l’apparente harmonie caractérisée par cette vision romancée d’autrefois agencée aux pulsions que provoque le bellâtre « homme concret », la fatalité des déterminismes sociaux rattrapera la protagoniste, dont l’héritage bourgeois qu’elle tentera initialement de fuir ne s’exprimera que plus sournoisement alors qu’elle s’acharne à le réprimer. Cette romance bourdieusienne nous confronte de manière palpable à la puissance inavouable de la hiérarchie sociale qui est façonnée par l’inscription des personnages dans un champ social donné. Ainsi, Chokri semble outillée pour se défendre à quiconque critiquerait le fait qu’elle emprunte certains clichés : les attitudes et goûts de ses personnages ne sont pas stéréotypés, ils ne sont que manifestations de leurs capitaux, culturel, social et économique, lesquels reproduisent les inégalités sociales. Merci, Bourdieu.
22 septembre 2023