Skate Kitchen
Crystal Moselle
par Alexandre Fontaine Rousseau
La culture du skate est d’abord animée par une volonté de s’approprier l’espace urbain. Plus encore qu’un sport, c’est une pratique artistique permettant d’occuper la ville et de la transformer. Elle procède par sa forme même à une réinvention de ce territoire, réinvestissant ses non-lieux d’un sens nouveau. Il s’agit aussi d’une parfaite métaphore de l’adolescence et du désir d’émancipation la caractérisant. Skate Kitchen est un film sur la jeunesse. Mais il s’agit surtout d’un film qui en possède l’insouciance et la vitalité, se laissant porter par cette enivrante sensation de liberté dont il arrive à capter l’éveil parfois terrifiant de façon magistrale.
Cinéaste américaine s’étant faite remarquer à Sundance avec son documentaire The Wolfpack en 2015, Crystal Moselle signe avec Skate Kitchen une première fiction bien ancrée dans le réel. La distribution, essentiellement composée d’actrices non-professionnelles, met l’accent sur l’authentique camaraderie unissant ses interprètes plutôt que sur une poignée de performances individuelles, même si Rachelle Vinberg se distingue du lot. Les filles jouent à toutes fins pratiques leur propre rôle, se projetant dans une intrigue effacée qui permet surtout de mettre en valeur leurs personnalités respectives à l’intérieur d’un groupe ; en ce sens, d’ailleurs, la trame narrative est plus près du portrait documentaire que du drame classique.
La structure évanescente du film repose sur un assemblage d’images dont le mouvement évoque un état de suspension. La caméra épouse l’élan de ses protagonistes, la grâce de leurs acrobaties, la violence de leurs chutes. Elle se nourrit de l’énergie de ces chansons qui envahissent la bande son : l’extatique Move Your Feet de Junior Senior, la confiante Kitana de Princess Nokia, la planante Young Dumb & Broke de Khalid. On pourrait, certes, reprocher à Moselle de construire une série de vidéoclips autour de ces morceaux. Mais la manière qu’a la musique d’élever l’image rappelle surtout l’importance qu’occupe celle-ci dans la construction de l’identité à un certain âge.
Skate Kitchen rappelle à plusieurs égards le fameux Kids (1995) de Larry Clarke, délaissant toutefois le pessimisme alarmant de ce film et optant plutôt pour un optimisme qui n’est pas exactement naïf ou inconscient. Moselle embrasse la jeunesse qu’elle filme pour ce qu’elle est, exposant à la fois son ouverture et sa diversité, ses failles et ses égarements. Porteuse d’espoir, la jeunesse n’est ici rien de plus ou de moins qu’une force formidable qu’il s’agit de ne pas entraver. Drôles et vulgaires, tour à tour confuses et pleines d’assurance, angoissées et rayonnantes, ses protagonistes posent sur le monde un regard neuf, empreint d’un émerveillement auquel la mise en scène s’efforce de rendre justice.
Moselle arrive surtout à capter la dynamique interne d’une bande d’amies qui s’aiment et s’insultent dans un même souffle, au fil de leurs déambulations dans une ville qu’elles investissent une rampe à la fois. Le maillon faible du récit est une histoire d’amour qui implique Jaden Smith, sorte de concession que le film semble faire à une construction dramatique plus conventionnelle. Mais cette parenthèse un peu forcée n’a jamais raison du naturel de l’ensemble, à peine affecté par la présence d’un personnage qui semble de ce fait exister à l’extérieur des liens tissés par le réel. Skate Kitchen est à son meilleur lorsqu’il cultive le cool désinvolte d’un kickflip réussi. Heureusement, il y arrive la plupart du temps.
En préconisant une approche inspirée du cinéma vérité, Skate Kitchen va au-delà des clichés dans lesquels il aurait pu s’empêtrer, la banalité de certaines situations contribuant simplement à ce que cette histoire sonne vrai. Moselle, surtout, s’y inscrit dans l’air du temps sans jamais faire l’erreur de juger son époque : ce rapport quasi symbiotique à la technologie et aux réseaux sociaux qu’elle dépeint, par exemple, n’est pas positif ou négatif. La représentation possède au contraire une qualité descriptive : la drogue n’est pas un « fléau » à éradiquer, pas plus que le sexe n’est une « problématique » à aborder. La vie n’est jamais rien de plus que la vie, avec ses regrets et ses hésitations, ses bons et ses moins bons coups, ses petites trahisons et ses grandes réconciliations. La cinéaste a le bon sens de faire confiance à cette vie qu’elle choisit de capter, la magnifiant habilement sans jamais la dénaturer.
États-Unis | 2018. Ré. Crystal Moselle | Scé. Crystal Moselle, Jen Silverman, Aslihan Unaldi | Ph. Shabier Kirchner | Mont. Nico Leunen | Son. Coll Anderson | Mus. ASKA | Int. Rachelle Vinberg, Jaden Smith, Kabrina Adams, Dede Lovelace, Nina Moran, Ajani Russell | 106 minutes | Dist. Metropole Films.
3 septembre 2018