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Critiques

SKINAMARINK

Kyle Edward Ball

par Céline Gobert

Sur sa chaîne YouTube, Bitesized Nigthmares, Kyle Edward Ball met en images les rêves et les cauchemars d’internautes. Les vidéos expérimentales du réalisateur originaire d’Edmonton sont saisissantes, recréant les ambiances sinistres des terreurs nocturnes d’anonymes telles qu’elles sont racontées par des utilisateurs du site Reddit. Pour générer le malaise, Ball s’appuie sur des sons distordus, un faible éclairage, une esthétique vieillotte ou granuleuse ainsi que sur des dispositifs artistiques ou des jeux de caméra très étudiés, qui tirent leurs inspirations de formes variées qui vont de l’horreur expressionniste au documentaire expérimental, en passant par l’art underground ou le cinéma structurel. À titre d’exemples, la vidéo Nightmare 2, intitulée Sound in the Hall, recrée un cauchemar dans lequel une personne se trouve dans son lit et entend le grondement sourd qui se rapproche ; la vidéo Nightmare 13, intitulée Witch, reconstitue quant à elle l’épouvantable vision liminale qu’a un homme assoupi près de son neveu.

Basé sur son court métrage Heck (2020), par ailleurs passé plutôt inaperçu, Skinamarink, premier long métrage de Ball, a recours aux mêmes procédés que ses vidéos pour déclencher l’effroi. Comme dans Nightmare 2, les cadrages amputent volontairement une partie de la pièce filmée, préférablement celle où il se passe quelque chose d’anormal, et le hors-champ, comme l’exige tout bon film d’horreur, constitue bien entendu une menace constante. Et empruntant à Nightmare 13, les apparitions d’entités, filmées en caméra subjective, ne sont pas à proprement parler frontales, on les distingue comme dans un demi-sommeil, une semi-obscurité. Elles sont des silhouettes, des formes : en fait, les contours angoissants de nos peurs d’enfant. Contrairement aux précédentes œuvres de Ball demeurées confidentielles, Skinamarink est devenu un véritable phénomène chez les festivaliers, les amateurs de creepy pasta (une légende urbaine diffusée sur le net) ainsi que chez les utilisateurs de TikTok, après avoir « fuité » en ligne. Acquis par la chaîne d’horreur Shudder, le film se retrouve maintenant officiellement distribué en salles, auréolé d’un buzz qui, au-delà d’avoir fait grimper les abonnés de la chaîne du cinéaste, a le mérite de braquer les projecteurs sur tout un pan du cinéma expérimental actuel qui se pratique, se diffuse et se consomme sur le web.

Pour faire sentir l’expérience de Kevin, un petit garçon de quatre ans, qui déambule avec sa sœur dans une maison vide et peu éclairée, de laquelle ont disparu non seulement leurs parents, mais aussi toutes les portes et les fenêtres, Ball bouscule les codes du cinéma d’horreur grand public, privilégiant une abstraction radicale. Le réalisateur agence des bribes de souvenirs, en s’appuyant sur une image granuleuse tout droit sortie des années 1970 (bien que le film se déroule en 1995) et sur un travail du son très poussé, qui mêle l’étrangeté de grésillements et de chuchotements à la musique peu rassurante de dessins animés des années 1930 que diffuse une télévision. Il propose ainsi une reconstitution en fragments (de l’espace-temps notamment, indéfini, à la frontière du surnaturel) d’une enfance vécue comme le lieu de l’inquiétude ; où tout pourrait surgir d’un placard ou de « dessous le lit » (celles et ceux qui ont vu le film savent à quoi ceci fait référence).

Le rapport à la terreur, expérimentée par les sens, est ici traité de manière purement esthétique, se trouvant logiquement délesté de toute forme de narrativité puisque celle-ci aurait entraîné une certaine intellectualisation ou du moins une articulation de ce qui ne peut être que ressenti. Comme dans nos cauchemars enfantins, Kevin se perd dans l’abime d’une frayeur primale, venue des tréfonds du subconscient et qui déforme le réel : les deux yeux d’un jouet d’enfant ont l’air d’observer dans la pénombre, tout comme il semble y avoir du mouvement dans le grain de l’image, là, dans le recoin obscur. Ou peut-être pas. En étirant la durée des plans, Ball joue avec l’incertitude et les possibilités horrifiques qui pourraient surgir. La fixité du plan invite sournoisement tant à l’observation qu’à l’attente d’un événement ; des choses mystérieuses semblent y grouiller, disparaissant, réapparaissant, se remodelant comme le font les souvenirs. « Where did it go? », demande la voix effrayée de l’enfant au cœur de la nuit sombre, et il n’est finalement peut-être question que de cette peur-là : où va l’enfance ? Où vont les disparus ? La lenteur des mouvements de caméra, de même que la longueur des plans, prolonge cette angoisse existentielle.

Il y a bien des jump scare avec lesquels Ball s’amuse très consciemment des tropes de l’horreur, mais le plus effrayant se trouve ailleurs : dans ce que l’on projette de nous-mêmes dans les espaces vides. Une tristesse en premier lieu latente gagne ainsi peu à peu la surface ; on sait que la mère pleure, que le père est absent, « I don’t want to talk about Mom » : quelque chose de l’ordre de la hantise, de l’obsession intime d’un enfant — en filigrane, de l’artiste qu’est Ball — semble se jouer à l’écran. S’il déterre les sensations du cauchemar au sein même de sa maison d’enfance, comme il le fait pour des anonymes sur YouTube, il y revisite aussi un espace ancien, déjà mort et à jamais perdu : ses lents mouvements de caméra au sein de pièces désertées mais hantées en témoignent. Tel un fantôme parmi les fantômes, le cinéaste erre au centre de son propre souvenir, qu’il peut alors observer à sa guise. D’abord, peut-être, pour en appréhender les échos et réminiscences dans le temps présent, puis, pour finalement se laisser dévorer par lui. Peu à peu, le film s’enfonce dans les ténèbres, et les dangers spectraux du passé se font plus pressants, agressifs, jusqu’à pénétrer l’image et — horreur ! — à établir le contact. Et quand, finalement, ils se matérialisent, il est déjà trop tard.


18 janvier 2023