Je m'abonne
Critiques

Snowden

Oliver Stone

par Gilles Marsolais

Il était inévitable qu’un cinéaste de fiction se penche un jour sur le cas Snowden. Oliver Stone a saisi cette balle au bond. Mais on peut se demander ce que son film, surtout centré sur le personnage et son exploit, apporte de plus au spectateur que Citizenfour (2014), le documentaire de Laura Poitras dont il s’inspire manifestement.

Edward Snowden, faut-il le rappeler, est cet ex-employé de la CIA à l’origine d’une fuite colossale de renseignements dévoilant l’existence d’un mégaprogramme d’écoute généralisée de nos faits et gestes à l’échelle de la planète. Programme initié par le gouvernement américain qui, en toute impunité, s’est arrogé du même coup un droit de vie et de mort sur chacun d’entre nous. Bienvenue dans l’univers du détournement généralisé de l’Internet par Big Brother et de la prolifération annoncée des drones qui se chargeront du reste.

Pour mieux situer l’individu par qui le scandale est survenu, revenons un instant sur ce documentaire incontournable de Laura Poitras. Edward Snowden n’y apparaît pas comme un « dangereux » militant de gauche. Il n’est pas non plus un anarchiste radical en quête d’une cause, pas plus qu’un libertarien qui refuserait l’autorité du gouvernement. Et il n’a rien d’une tête brûlée qui agirait de façon impulsive. Il nous est présenté juste comme un honnête citoyen qui agit en fonction de ce que lui dicte sa conscience. Un être pur, mais nullement naïf. Il ne correspond donc pas non plus à l’image du loup solitaire, tapi dans l’ombre, qui attend son heure, ni à celle du « terroriste » qui en veut à l’Occident, à ses valeurs.

Dans le film d’Oliver Stone, l’accent est plutôt mis sur les vertus patriotiques du personnage interprété par Joseph Gordon-Levitt, tout à fait crédible quoique moins fragile en apparence. Sa dénonciation de la dérive de la politique américaine du renseignement fait de lui un héros et non un traître, selon le réalisateur. D’autant plus qu’elle vise à démonter le fonctionnement même de l’atteinte généralisée de l’État à nos droits fondamentaux, un État qui verrouille jusqu’à notre liberté de penser. Or, c’est par cette brèche que l’approche d’Oliver Stone devient la plus intéressante, quand il expose, par personnages interposés ou autrement, les ramifications de cette gigantesque organisation du contrôle de la planète.

En cela, Oliver Stone reste fidèle à ses sources. Relayant la prise de position courageuse de Snowden, Citizenfour de Laura Poitras rendait limpide, accessible à tous, un sujet complexe, tout en illustrant les modalités d’un double travail journalistique et cinématographique sérieux avec la part de risques qu’il comporte. Tourné en direct, dans une chambre d’hôtel pour l’essentiel, il était un exemple éloquent de mise en scène qui vaut bien des classes de maître. Oliver Stone illustre lui aussi ce double volet, tout en partageant un même souci d’accessibilité. À la différence notable qu’il quitte cette chambre d’hôtel dès qu’il le peut afin d’illustrer son propos et la vie amoureuse du héros, sujet secondaire qui en arrive à occuper une place importante, inscrivant ainsi le film dans le courant dominant du cinéma populaire américain, même si son imagerie reste sobre et si le récit évite les invraisemblances hollywoodiennes. Par ailleurs, le montage du documentaire était terriblement efficace : en un seul plan (provenant de l’extérieur), Barack Obama y perdait sa crédibilité. Pris en flagrant délit, il incarnait alors tous ces politiciens, lobbyistes, et autres individus proches du pouvoir qui cachent effrontément  la vérité. Dans le film d’Oliver Stone, ce rôle est dévolu au directeur de la CIA qui, avant d’être mis au rancart, ment grossièrement au Congrès chargé de surveiller les activités de son organisme… Bref, les échappées d’Oliver Stone hors du strict cadre biographique favorisent aussi, parfois, une interrogation sur les motifs réels, stratégiques, de cette vaste entreprise d’espionnage qui a vu le jour sous le prétexte de la protection du public.

Pour l’ensemble des observateurs, le cas Snowden permet de relier des faits qui déboulent en ordre disparate depuis une quinzaine d’années, depuis l’attaque du World Trade Center à New York le 11 septembre 2001, en passant par l’invasion de l’Afghanistan cette même année, puis de  celle de l’Iraq en 2003 sous le faux motif de la recherche d’armes de destruction massive, sans oublier la crise économique de 2008 et le sauvetage révoltant des banques, etc. Vu sous cet angle, le spectateur doit savoir que, dans le cadre du programme d’écoute PRISM concocté par la CIA et la NSA (Agence Nationale de Sécurité Américaine) et révélé par Edward Snowden, le gouvernement américain s’est arrogé le droit de kidnapper, d’emprisonner et de tuer sans façon, c’est-à-dire sans procès et sans autre fondement que la rumeur, tout individu (incluant n’importe quel citoyen américain) soupçonné d’être subversif (« terroriste ») ou simplement osant débattre d’idées qui pourraient laisser croire qu’il pourrait un jour passer à l’acte. Rappelons un exemple de cette dérive paranoïaque du renseignement et des abus qu’elle peut entraîner. Le documentaire passionnant de Patricio Henriquez, Ouïghours, prisonniers de l’absurde (2014), s’intéresse au cas d’une vingtaine de membres d’une minorité chinoise ostracisée, musulmans d’origine turque, qui ont été vendus comme « terroristes » aux Américains et emprisonnés pendant une dizaine d’années à Guantanamo, victimes innocentes de « la froide logique des intérêts géopolitiques dans le contexte de l’après 11 septembre 2001 ». Illustrant un cas de kidnapping en série orchestré par l’Oncle Sam sur la foi de préjugés ou de règlements de comptes, ce film lève le voile précisément sur l’un de ces aspects du retour à la barbarie de notre monde dit civilisé. Un monde qui ne sait plus faire la différence entre le devoir de vigilance, légitime, et la complaisance idéologique à l’endroit de certains groupes de pression qui contrôlent le pouvoir.

Certes, un film de fiction n’est pas un documentaire. Mais, devant un cas de figure aussi exceptionnel, impliquant jusqu’à notre liberté de penser, l’horizon d’attente du spectateur varie peu d’un genre à l’autre. Au-delà du divertissement, on s’attend minimalement à ce que les faits sélectionnés, c’est-à-dire finalement retenus d’une façon subjective par le réalisateur, soient conséquents et suscitent une série d’interrogations. Snowden, le film de fiction d’Oliver Stone, plutôt convenu sur le plan formel, intéressera sans doute le profane qui n’a pas vu le documentaire de Laura Poitras. Mais le spectateur averti n’apprendra rien de plus sur les faits, et il n’est pas sûr que ce film formaté soit de nature à relancer la réflexion.

La bande annonce de Snowden


20 septembre 2016