Snowpiercer
Bong Joon-ho
par Apolline Caron-Ottavi
Diffusé dans sa version intégrale en Europe, nous ne savons pas encore si Snowpiercer, le dernier Bong Joon-ho tant attendu par ses admirateurs, atteindra les écrans du Québec, ni surtout sous quelle forme, puisque le film a été a priori écourté d’une vingtaine de minutes pour sa sortie nord-américaine : de quoi transformer un film de science-fiction aux accents politiques en film d’action formaté (ndle: la version disponible sur les écrans au Québec à compter de vendredi 18 juillet est celle voulue par le cinéaste, non coupée). Pour sa première production internationale, et pour son deuxième film fantastique après le génial film de monstre The Host, Bong Joon-ho, adaptant une vieille bande dessinée française, reprend une figure tutélaire du cinéma, le train. Retour à la machine infernale, vers le futur : la science-fiction se nourrit souvent des mythes d’autrefois pour imaginer le monde de demain. Ici, sur une planète entièrement glacée suite à une opération douteuse pour lutter contre le réchauffement climatique, un train, lancé dans une boucle éternelle autour du monde, se transforme en arche de Noé pour les quelques survivants de la catastrophe. Au sein de cette arche autosuffisante est reproduit le système d’exploitation de notre monde actuel, symbolisé à l’extrême : la masse miséreuse en queue de train est dominée par quelques wagons de nantis à l’avant, tandis que Wilford, le créateur tout-puissant de la machine, occupe la locomotive. Une partie des pauvres se révolte, dirigée par le meneur charismatique Curtis, et guidée de wagon en wagon jusqu’à la tête du train par le tandem père-fille sur lequel reposait déjà The Host (les géniaux Song Kang-ho et Ko Asung, ici en junkies surdoués). L’intrigue et la dimension émotionnelle de Snowpiercer ne sont pas aussi subtiles que celles des films coréens du cinéaste, et cela peut paraître décevant. Mais le simplisme apparent des archétypes et de cette structure constitue, en terme de cinéma, un terrain de jeu sans limites pour Bong Joon-ho, qui y trace une ligne narrative complexe, plus surprenante qu’il n’y paraît au départ, truffée de scènes spectaculaires mais également d’ambiguïtés morales.
À la ligne spatiale de l’avancée des révoltés se superpose la ligne temporelle de ce train fou qui, peu importe les bouleversements en son sein, continue inexorablement sa course sans destination. L’image est d’un pessimisme cruel, et d’une beauté visuelle intense. Le huis clos étouffant du train contraste violemment avec le néant blanc du monde extérieur, rappelant sans cesse l’absurdité de la situation, la révolte de quelques-uns ne pouvant empêcher l’ensemble de continuer à foncer dans le vide, dans un monde disparu. De tableau en tableau, Bong Joon-ho s’affiche comme le maître absolu des styles et des changements de registre : la structure du train et la diversité des types d’acteurs lui permettent d’aller encore plus loin dans les ruptures de ton qui faisaient déjà l’originalité de son cinéma. De l’ultraviolence d’un combat brillamment filmé en travelling (un clin d’œil à Park Chan-wook ?) au grotesque d’une dégustation de sushis (toujours parfaite Tilda Swinton, hideuse en chien de garde hystérique), en passant par la satire la plus acerbe (ce qui reste des institutions est mis à mal lors de la traversée du wagon-école dans une scène aussi terrifiante que jouissive), Bong Joon-ho explore un univers à multiples facettes, dynamitant la ligne droite initiale du fil narratif. De la même façon, la traversée furieuse et obsessionnelle de Curtis (ses compagnons tombent comme des mouches, évacués du film sans ralentir son rythme) se complexifie peu à peu pour intégrer une dimension morale plus sombre : dans une confession qui précède l’étape finale, les motivations profondes de Curtis s’avèrent être non pas celles de la justice humaine mais celles d’un homme prêt à tout pour survivre. La confrontation entre Curtis et Wilford n’est finalement que la rencontre de deux semblables, ce qui annihile le schéma manichéen habituel. Et si, comme souvent dans l’œuvre de Bong Joon-ho, la cause d’un enfant finit par redonner un sens à l’idée de sacrifice, le film n’en termine pas moins sur une image dont le silence oppressant rappelle celui du dernier plan de The Host – l’image d’un monde qui, certes, continue à exister malgré tout, mais dont le futur est plus qu’incertain.
Même si la représentation du chaos n’a pas toujours ici la même âpreté que dans son œuvre coréenne, Bong Joon-ho réussit néanmoins à mener son train là où on ne l’attend pas, et aborde les peurs d’aujourd’hui comme nul autre film de science-fiction ne l’a fait récemment : les clivages de plus en plus profonds au sein d’une société en voie de déculturation, la fin de l’abondance et de la diversité biologique, et, plus terribles encore, les questions soulevées par la surpopulation. En insufflant l’intelligence et la bizarrerie inquiétante de son cinéma dans un blockbuster, qui aurait pu être rongé par les codes hollywoodiens et l’abondance d’effets spéciaux, il conforte sa place parmi les cinéastes les plus inventifs et imprévisibles de son temps.
La bande-annonce de Snowpiercer
17 juillet 2014