So Long, My Son
Wang Xiaoshuai
par Cédric Laval
Quelques minutes après le début du film, dans le prolongement du drame qui en constitue sa scène matricielle, le spectateur occidental est frappé de reconnaitre la ligne mélodique d’une chanson bien installée dans son imaginaire collectif : celle du poème de Robert Burns, « Auld Lang Syne », mieux connu en français sous le titre « Ce n’est qu’un au revoir ». La rareté de la musique dans ce film de 3h05, pourtant associé à un genre, le mélodrame, qui en est d’ordinaire prodigue, suffit à souligner son importance dans le dispositif de la mise en scène, proposant en sourdine, à plusieurs reprises, une clé des enjeux qui le sous-tendent. Si le poème écossais parle d’abord de l’amitié d’antan, qui résiste tant bien que mal au passage du temps, les paroles françaises renvoient pour leur part au thème de la fraternité, prise dans un sens très large, mais qui résonne de manière particulière au fil de l’histoire. Amitié et fraternité sont, de fait, les deux sources originelles de ce scénario, qui réunit deux couples d’amis, dont les fils respectifs grandissent en frères dans la Chine communiste des années 1980. Comme souvent, dans le cinéma chinois contemporain, ces thèmes universels, propices à l’intime, s’entremêlent sur fond de politique, ici celle de l’enfant unique, qui a confronté nombre de familles à des choix douloureux ; là, celle d’une rentabilisation des entreprises, qui oblige à de brusques compressions de personnel, proches en cela du modèle capitaliste occidental. Les deux protagonistes principaux du film, Yaojun et Liyun, souffriront de ces deux politiques, victimes d’un déclassement social en même temps que d’un drame familial qui meurtrira leur couple à jamais.
La première scène du film, donc, est celle du drame, dont on ne mesure pas d’emblée qu’il est déjà en train de se jouer : un groupe d’enfants pataugent près d’un réservoir d’eau, dans une insouciance heureuse ; un peu à l’écart, un autre garçon les regarde avec envie ; par moments, son regard se dérobe de manière brusque, étrange, et semble vouloir accrocher quelque chose dans le hors-champ ; de ce hors-champ va surgir celui qu’il considère comme son frère, Xing Xing, victime, quelques instants plus tard, d’un accident fatal. Cette scène inaugurale sera diffractée dans le film, soit à travers les propos des personnages, qui en révèleront peu à peu toutes les implications tragiques, soit à travers des séquences récurrentes, qui permettront au spectateur de l’appréhender à différentes distances, selon divers points de vue. La masse compacte du drame, jetée sur la surface lisse du quotidien, n’aura de cesse de produire sur lui des ondes concentriques, qui se ressentiront par-delà les années. En écho à ce principe de diffraction, Wang Xiaoshuai a choisi de déstructurer la chronologie de son histoire, au risque de perdre le spectateur dans la première heure du film : les séquences se présentent comme les pièces d’un puzzle qui se reconstitue peu à peu, en libérant les bondes d’une émotion qui s’approfondit à chaque révélation. Loin d’apparaitre comme un artifice de la narration, cette structure en puzzle produit des effets de juxtaposition qui enrichissent le sens et relancent sans cesse les interrogations du spectateur. Un lent travelling nous fait découvrir l’intérieur d’un appartement au confort relatif, dans lequel s’épanouit, autour de Xing Xing, une cellule familiale presque idéale. Passée l’une des pièces du puzzle qui raconte le drame, on retrouve le même mouvement de caméra, la même cellule familiale, mais cette fois dans un espace au confort précaire, une harmonie familiale mise à mal par des relations acrimonieuses entre son père et Xing Xing (pourtant annoncé mort dans la séquence précédente…). Par cette juxtaposition des séquences, le réalisateur nous fait sentir le déclassement social de la famille, en même temps que le délitement de ses liens affectifs ; il produit un effet d’étrangeté par rapport au récit premier, dont le spectateur vient à douter de la véracité ; il suscitera enfin chez lui une réflexion sur le thème de la filiation, lorsque l’on comprendra qu’il n’y a pas identité entre les deux Xing Xing, mais que le second n’est qu’un ersatz du premier.
Filiation réelle, mise en opposition avec une filiation symbolique, articulation douce-amère des sphères de l’intime et du politico-social : on songe ici au cinéma de Kore-Eda. La délicatesse avec laquelle sont traitées les relations humaines, dans des scènes qui étirent la temporalité sans jamais donner l’impression d’un trop-plein, convoque aussi à la mémoire la maestria d’un Edward Yang, dans Yi-Yi. Mais la réussite particulière du film de Wang Xiaoshuai tient d’abord dans l’interprétation exceptionnelle de son couple d’acteurs principaux, qui incarnent Yaojun et Liyun sur une période de presque trente ans, en nous faisant sentir, par la profondeur accrue de leur regard, par leur gestuelle à la fois lasse et apaisée, le passage du temps bien mieux que par les artifices du maquillage ou d’une quelconque manipulation numérique. Si la dernière demi-heure du film est si déchirante, par-delà les dispositifs scénaristiques et les effets de mise en scène esquissés plus haut, c’est d’abord grâce à la dignité extrême qui émane de ce couple éprouvé par l’existence, capable de se réjouir, sur la tombe de leur fils unique, de la naissance d’un enfant indirectement liée à la mort de Xing Xing. Capable, aussi, de renouer le fil d’une amitié perdue, quand la mort égalise toutes les conditions. Et elles n’en sont que plus poignantes les exhortations du poète écossais, qui nous murmure : « Voici ma main, ami fidèle / Donne ta main à l’amitié / Et nous boirons encore longtemps / Aux jours du temps passé »…
13 juillet 2020