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Critiques

SOLEILS ATIKAMEKW

Chloé Leriche

par Jean-Sébastien Houle

Le 27 juin 1977, une fourgonnette a été retrouvée dans une rivière. Elle contenait cinq corps, ceux de deux hommes et trois femmes de la communauté atikamekw de Manawan : Julianna Quitich, Marie-Paule Nicole Petiquay, Thérèse Ottawa-Flamand, Denis Petiquay et Lionel Petiquay. Personne ne sait véritablement ce qui s’est passé durant la soirée fatidique du 26 juin 1977 qui a mené à ce drame. Certains témoins ont vu les cinq Autochtones faire la fête avec deux hommes blancs de Montréal avant d’embarquer dans leur camion en direction de Saint-Michel. Après, plus rien… Soleils Atikamekw est hanté par cette ellipse terrifiante et explore le vide insondable qui s’est créé dans la vie de cette communauté.

Chloé Leriche, à qui l’on doit le magnifique film sur la guérison traditionnelle autochtone Avant les rues (2016), poursuit avec Soleils Atikamekw une démarche qui met de l’avant la coopération et le dialogue entre allochtones et autochtones. Elle tente de retracer les événements de cette soirée, demeurés sans réponse, avec l’aide de témoignages atikamekw. Construisant son récit à partir des paroles recueillies au sein de la communauté, elle arrive à donner une voix à celles et ceux qui ont été – et demeurent encore – ignoré·e·s par un système raciste et injuste.

Offrant une perspective autochtone sur une situation tragique à l’enquête bâclée, rapidement classée comme un « accident », les deux seuls survivants étant les allochtones, Leriche propose un récit alternatif et nécessaire à l’histoire officielle rapportée par les policiers. En parallèle, elle profite de cet événement pour explorer les enjeux du racisme systémique, de la mémoire collective et des investigations policières trop souvent sabotées lorsque les incidents concernent des autochtones et leurs communautés. Bien que cette histoire sordide se déroule durant les années 1970, force est de constater que le traitement réservé aux familles autochtones demeure, en 2024, un sujet d’actualité[1]. Remettant les pendules à l’heure, la cinéaste dénonce une situation inacceptable dans une démarche qui cherche, en proposant des pistes de réflexion, à conscientiser les allochtones au sujet de la réalité autochtone. En parallèle, elle offre un espace d’accueil – celui du cinéma – à cette communauté atikamekw dans une tentative de nourrir leur processus de guérison.

Jeune femme avec les yeux fermés en pleine nature

Grâce à sa démarche de fiction documentaire, Leriche noue les époques, recolle les fragments de la mémoire et du traumatisme à travers les générations par des reconstitutions qui intègrent des pensées en voix off tirées de témoignages et par le choix de faire des membres de la communauté les acteurs et actrices de leur propre drame familial. Les dialogues y sont presque uniquement exprimés en atikamekw, à l’exception de ceux échangés avec les allochtones, ce qui renforce d’autant plus la perspective autochtone sur le drame et notre immersion dans cette communauté. La caméra, tenue à l’épaule, demeure souvent près des personnages pour accompagner leur douleur et épouser leur incompréhension. Contribuant à cet effet de proximité en isolant les personnages dans le cadre, l’absence de profondeur de champ permet également de donner forme à la solitude qui habite les membres d’une communauté devant continuer à exister malgré le drame qui les accable. Les gros plans se font le témoin de leur grande capacité de résilience comme ils notent chaque fois cette exclusion dont ils et elles sont victimes : au poste de police, une vitre ternie et fortement égratignée accentue l’écart entre les Autochtones venus s’informer des avancées de l’enquête et les policiers responsables. Cette dynamique rappelle chaque fois la scission et l’incommunicabilité entre les deux groupes et s’élève au rang de motif dans ce film (personnages de dos, espaces vides, plans morcelés ne permettant pas aux Autochtones et aux allochtones de partager le même cadre, et j’en passe). Sans jamais tomber dans le voyeurisme, cette posture réaliste et empathique tente d’aider cette communauté à se reconstruire après l’événement tragique qu’elle a vécu tout en rappelant la distance et la difficulté d’y parvenir. La caméra agit ainsi comme une présence invisible et sensible qui accompagne de façon bienveillante les personnages.

Également parsemé de scènes oniriques, le film donne forme aux mondes spirituels créés par les membres de la communauté pour pallier le traumatisme. Un champ fleuri envahi par de la fumée à l’aube, des nuages menaçants percés de reflets roses, ou encore le cheval familial trottant à l’orée du bois – ces séquences offrent un espace de tranquillité alors que la réalité, trop brutale, devient insoutenable. Ces passages, tournés en clair-obscur, alimentent cette persistance de la lumière à travers les ténèbres, et servent à la matérialisation de la mémoire des défunts. Un phénomène similaire se produit lorsque les personnages regardent le ciel ou observent les reflets du soleil sur les parois d’une maison. En apparence anodines, ces séquences évoquent – et même invoquent – les esprits des personnes décédées, leur âme continuant d’exister au cœur de la communauté, à travers la nature et l’environnement. Une présence d’ailleurs soulignée par les reflets du soleil sur la lentille de la caméra, mais aussi par le paysage sonore de la forêt (bruissement des feuilles au gré du vent, chants d’oiseaux, ressac de l’eau sur la rive) qui enveloppe les scènes. Accompagnées de musique planante, elles témoignent d’une temporalité suspendue. Lorsque la logique narrative ne peut plus rendre compte du traumatisme, ces images et ces sons prennent le relais, non pas pour expliquer une situation, mais bien pour entrer dans une réalité spirituelle et sensorielle dans laquelle, malgré tout, la vie peut continuer.

On ne saura jamais vraiment ce qui s’est passé durant la nuit du 26 juin 1977. Les déclarations recueillies par le coroner de l’époque ont disparu, les témoignages des deux survivants montréalais ne sont plus admissibles comme preuves, et l’enquête réouverte en 2016 n’a mené à aucune accusation. En guise d’épilogue, des membres de la communauté errent sur un chemin de terre sous un ciel nuageux. Une musique sourde plane. On entend en voix off un témoignage en atikamekw : « Je veux savoir s’il y a des responsables. Comment expliquer qu’ils ont réussi à sortir du véhicule ? Alors que mon fils et les autres n’ont pas survécu ? » Malgré tout, à travers cette grisaille, le soleil arrive à percer légèrement les nuages. Une lueur veillera enfin, peut-être, jusqu’à ce que justice soit rendue.

[1] À ce sujet, voir notamment Le choc de deux mondes (2005) ou nîpawistamâsowin : Nous nous lèverons (2019) de Tasha Hubbard, À la recherche de Dawn (2008) de Christine Welsh, ou Ce silence qui tue (2018) de Kim O’bomsawin et Hélène Choquette.



5 avril 2024