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Critiques

Soleils noirs

Julien Elie

par Robert Daudelin

En février 2017, le Musée d’art contemporain de Montréal nous invitait à découvrir le travail (photos, sculptures, installations) de l’artiste mexicaine Teresa Margolles. Cette troublante exposition se présentait comme une dénonciation de la violence endémique qui ronge le Mexique ; les femmes assassinées de Ciudad Juarez étaient très présentes dans les œuvres de Margolles. Soleils noirs de Julien Elie peut très bien être vu comme un prolongement des mises en scène de l’artiste mexicaine ; c’est d’ailleurs avec les femmes de Ciudad Juarez que le film amorce son douloureux périple à travers un pays insaisissable.

Le film s’ouvre sur une citation de l’écrivain mexicain Sergio Gonzalez Rodriguez, citation qui rappelle la « collusion entre l’appareil institutionnel et le crime organisé » et constitue en quelque sorte le « programme » de ce documentaire remarquable qu’Elie consacre à un pays qu’il connaît bien et auquel, à l’évidence, il est très attaché.

Les six chapitres du film aux titres éloquents (de « Les jeunes filles se sont égarées » à « Le pays des disparus », en passant par « Entre quelque part et le néant » et « Sous la terre ») identifient le territoire couvert : de la frontière américano-mexicaine (Ciudad Juarez) à l’Est (Vera Cruz), cinq états sont visités par le cinéaste et sa petite équipe pour nous dire la douleur et « l’effroi » qui constituent le quotidien de ceux – surtout celles – qui sont les victimes arbitraires de cette terreur organisée.

Dans un tel contexte, témoigner n’est pas chose facile ; c’est même souvent signer son arrêt de mort. Pourtant tout le film s’articule autour de témoignages : avocats, journalistes, militants de groupes de défense et simples citoyens et citoyennes à la recherche d’un mari, d’un frère ou d’une sœur mystérieusement « disparus ».

Si parfois l’on retrouve un cadavre flottant sur la rivière, ou quelques os dans un sous-bois, voire une fausse commune sur un terrain privé que la police se garde bien d’examiner, l’horreur la pire, peut-on dire, c’est d’imaginer que celui ou celle qui est disparue, est toujours là, parmi nous, esclave sexuelle dans un bordel du cartel ou travaillant dans l’une ou l’autre des entreprises du même cartel. C’est le règne de « la barbarie », dira Gustavo, l’avocat militant de Ciudad Juarez.

Cette horreur inqualifiable revêt diverses formes : enlèvements, extorsions, tortures, meurtres initiatiques, même assassinats sportifs. Personne n’y échappe : les jeunes garçons dont le cartel, bien protégé par la police, a besoin pour ses travaux de construction (maçonnerie et autres) et qui, de fait, sont réduits à l’état d’esclaves ; même les migrants venus des pays du Sud et qui, traversant le Mexique en route pour le paradis américain, sont rançonnés par les gangs qui n’hésitent pas à les éliminer, s’ils sont trop gênants – au Tamaulipas, en 2014, 70 d’entre eux furent massacrés dans la campagne reculée de San Fernando. Parfois ces crimes sont commis à quelques mètres d’un commissariat ou d’un camp militaire…

Cette horreur et son impunité qui la rend « normale », Soleils noirs les filme à proximité, sur le visage de ceux qu’elle abîme et qui pourtant résistent, se constituant en associations de familles de disparus, publiant des articles qu’ils risquent de payer de leur vie, passant même à la pioche les collines dans l’espoir d’y retrouver les os d’un être cher – séquence emblématique qui clôt éloquemment ce grand film tragique.

Soleils noirs est un film de douleur, de souffrance, de désespoir, mais aussi de courage et de résistance. Aucun tape-à-l’oeil dans le filmage de cette horreur qui pourrait être spectaculaire et placer le spectateur dans une position de voyeur. La seule position possible ici en est une de solidarité avec les victimes et les résistants. Les choix esthétiques du film ne laissent aucun doute à cet effet : le noir et blanc évitant tout exotisme ; la caméra à l’épaule qui marche derrière les témoins, se faufile, et cadre de très près les visages ; la musique discrète, comme une respiration qui veut se faire oublier, de peur d’être surprise et d’être à son tour éliminée.

Le dernier chapitre du film, « Le pays des disparus », traite principalement de l’assassinat, à Iguala, en septembre 2014, des 6 étudiants de l’école normale rurale du Guerrero et de la disparition, toujours inexpliquée, de 43 autres. Cet événement, encore d’actualité au Mexique où les familles manifestent régulièrement pour réclamer la vérité, est exemplaire de la collusion dénoncée par le film. Lopez Obrador, le nouveau président du Mexique, a promis de faire la lumière sur cette histoire d’horreur. La lumière tarde à venir ; la souffrance, elle, est toujours tangible dans le quotidien du peuple mexicain – ce que nous disent éloquemment les derniers plans du film où Marco se retrouve seul, sans sa femme et sa fille réfugiées à Mexico, faisant le décompte des crânes et des tibias retrouvés sur la colline…

Bande-annonce
Québec/2018 / Ré. Julien Elie / Ph. François Messier-Rhéault, Ernesto Pardo, Orion Szydel / Mont. Aube Foglia / Son Daniel Capeille, Gabrie l Villegas / Mus. Mimi Allard / 152 minutes / Dist. FunFilm


5 septembre 2019