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Critiques

SOLO

Sophie Dupuis

par Mélopée B. Montminy

Euphorie et grâce, la foule est en délire, une diva danse et ses lèvres remuent au rythme pulsant du disco. La caméra tournoie autour d’elle et de son aura désinvolte, nous aspirant dès l’incipit dans un monde fardé. Comme à l’aube d’un film d’horreur, tout va trop bien tandis que nous pénétrons dans l’univers de Solo. Le troisième long métrage de Sophie Dupuis est campé dans ce macrocosme de plus en plus démocratisé des cabarets de drag queens. Dans ce style vif qu’on lui connaît depuis Chien de garde, la caméra à l’épaule offrant une résonance brute aux tensions dramatiques, nous sommes transporté·e·s dans une sorte d’ivresse alors que nous suivons Simon (Théodore Pellerin), artiste twink qui le soir enfile les plus somptueuses robes afin de personnifier ses muses. Un coup de foudre d’ordre amoureux mais aussi artistique le chavire lorsque pénètre au cabaret une nouvelle reine, Olivier (Félix Maritaud), une espèce de survenant français aux airs de gentil punk. Leur fusion est instantanée, le plaisir est pur et la fête se poursuit avec allégresse, dans une ambiance si vaporeuse qu’elle n’augure rien d’autre que décadence, de la même manière que l’apogée du disco est indissociable de sa chute.

« Veux-tu de la drogue ? », de demander le ténébreux mais encore angélique Olivier à son nouvel ami presque d’entrée de jeu, annonçant de façon synecdotique les rouages d’une relation intense et ravageuse. S’en suivent cabine de toilette et pilules, passion fougueuse et liaison artistique. Les beaux amants formeront un duo de performeuses enivré et enivrant, l’esthétique d’Olivier ajoutant un peu de cuir au style plus faste de Simon. Mais tel un lendemain d’ecstasy, la chute de l’union idyllique sera brutale. Une déconfiture d’abord annoncée par la méfiance qu’on lit sur les visages des proches de Simon, principalement sa sœur et couturière Maude (Alice Moreault), qui lèvera les premiers drapeaux rouges sur les comportements contrôlants du nouvel amoureux de son frère.

Mais avant même que les deux protagonistes ne fusionnent, au moment suspendu où seuls leurs échanges de regards nous indiquent la curiosité de l’un envers l’autre, une incertitude quant à la nature de leur désir évoque un certain trouble. Car avant de les distinguer, on leur remarque une certaine ressemblance physique, surtout lorsque maquillées, similarité que l’on peut aisément transposer à un climat de compétitivité propre à la scène. De l’admiration à l’envie et de la rivalité à la dépossession, la configuration du double installe dès le début du récit ce présage inquiétant d’un rapport à soi dédoublé. Si, dans la mythologie grecque, la gémellité est synonyme de danger et que le salut passe par l’anéantissement de l’un des deux jumeaux (Romulus et Rémus), la figure de Narcisse représente quant à elle par excellence le piège de la vanité. Il n’est donc pas innocent que Dupuis ait fait du personnage d’Olivier l’incarnation d’un trouble de la personnalité nommé d’après ce personnage de la mythologie antique. Olivier étant affligé d’une blessure narcissique, son désir de posséder Simon se confond avec un désir de prendre sa place. Il lui faudra donc rabaisser la reine afin de réussir son ascension.

drag queen en spectacle

L’admiration de Sophie Dupuis quant à son sujet est palpable, on ressent son adulation pour ces déesses du lipsync. Elle réussit à transmettre à l’écran le pouvoir indéniable de cet art aguicheur, au point où l’on pourrait carrément avoir le réflexe d’applaudir certaines performances de drag queens, parfois trop brèves. La volonté de mettre en scène avec justesse l’élégance d’un art qui se pratique parfois dans des conditions moins prestigieuses (car précaires) est sans équivoque, mais on en vient à craindre que la bienveillance de Dupuis la fasse verser dans une gentillesse monotone quasi charitable. Or, les conflits qui éclatent entre ses personnages arrivent à saler le récit en ajoutant du relief à ces icônes à qui l’on veut rendre hommage.

L’incursion de la réalisatrice dans un tel milieu va de soi. Si l’intérêt que la réalisatrice éprouve à déconstruire la masculinité contemporaine n’est plus à démontrer, sa fascination pour les relations mère-fils fait aussi écho à une affinité propre à l’univers LGBTQ+. En effet, la figure maternelle en est une impérativement signifiante dans la construction identitaire queer, particulièrement en ce qui a trait à la culture drag, la transmission du savoir relatif à l’esthétique de l’hyperféminin étant souvent représentée par une filiation maternelle quant aux icônes, parfois chanteuses, parfois sex-symboles, toujours plus grandes que nature. Mère choisie, elle agit comme mentore et/ou muse dans un rapport presque sacré, et c’est son caractère excessif, provocateur et sans vergogne qui donne la permission aux bébés queers de s’assumer et fleurir dans l’adversité. Dans Solo, il y a d’abord Frida (Jean Marchand), la drag senior, figure maternelle douce et rassurante, mais surtout la mère biologique de Simon, Claire (Anne-Marie Cadieux), une cantatrice d’envergure internationale – brillant autant par son charisme que par son absence. La quête éternelle de Simon d’être validé par sa mère et idole le fragilise, le rendant potentiellement vulnérable à subir des abus au sein d’une relation amoureuse. Le fait que Dupuis ait fait appel à une psychologue à titre de conseillère au scénario n’a franchement rien d’étonnant.

« Comment savoir si vous êtes dans une relation toxique ? » Le film de Dupuis est construit avec pédagogie, rappelant parfois le déploiement d’une liste de comportements typiques des relations abusives qu’on pourrait lire sur des sites tel passeportsante.net. Tout y passe, du love bombing initial au gaslighting, ces termes souvent anglais, parfois galvaudés mais qui font référence à des comportements bien réels permettant l’installation insidieuse de la violence au sein d’une relation. À certains moments, les personnages secondaires, ne serait-ce qu’au détour d’un regard, annoncent le prochain chapitre, la prochaine humiliation à venir. Si l’on sent que ces phénomènes sont en tout point des déclinaisons identifiables de moyens pris par des personnalités narcissiques pour manipuler, isoler, rabaisser et faire culpabiliser leur partenaire, la réalisatrice les transpose tels quels, faisant de ses personnages des prototypes de la victime et du bourreau. Ceux-ci sont crédibles, les mécanismes de violence psychologique sont décrits de façon adéquate, certes, mais ce souci de faire œuvre utile semble contraindre la pertinence de Solo à son caractère didactique. Et bien que des dispositions aient été prises afin de rendre l’atmosphère étouffante, l’étourdissement provoqué par la frénésie d’une cadence elliptique et d’une caméra abrupte semble parfois pallier les lacunes d’un scénario qui aurait pu aller au-delà du psychologique ou de l’intention louable de mettre en lumière des groupes marginalisés.


14 septembre 2023