Something Wild
Jonathan Demme
par Helen Faradji
C’était mieux avant? Non. Bien sûr. Mais faire voir Something Wild à un spectateur d’aujourd’hui, c’est aussi lui faire jeter un coup d’il dans le rétroviseur. L’horizon ne s’étend pas à perte de vue, le bitume ne semble pas si vieux. Ni classique, ni moment décisif dans l’histoire du cinéma, cette histoire d’homme bien rangé dont la vie va basculer au contact d’une jeune femme délurée, concoctée par Jonathan Demme en 1986 (avant donc qu’il devienne à jamais le cinéaste qui nous a dégoûté du chianti), fait tout de même palpiter avec vigueur un certain air du temps, celui d’avant.
D’avant quoi? D’avant l’embourgeoisement, le 11 septembre, les bobos, la bonne conscience bio et la peur de l’autre. Dès les premières minutes, après que le lion de la MGM ait rugi pour notre plus grand plaisir nostalgique, un travelling rapide sur les eaux de l’Hudson fixe le décor. Le béton est décrépi, les tours s’alignent, le World Trade Center trône fièrement au milieu d’un New York encore un peu sauvage, un peu wild, celui où les touristes allaient pour s’encanailler, propulsés par des flashs d’adrénaline causes par la peur au ventre. C’est l’été et les rues, les ruelles, les greasy spoons un peu sales semblent vouloir surgir hors de l’écran: comme à son habitude, Criterion a fait un travail remarquable pour rendre aux lumières et à la photo (celle, pimpante, de Tak Fujimoto, fidèle collaborateur de Demme) leur lustre d’antan. À l’image, ça pétille, ça reluit comme une Buick rose nanane décapotable, ça ressemble à un sac de bonbons acidulés de toutes les couleurs. L’ambiance est à la légèreté, l’insouciance. Ça vit, ça vole, ça ment, mais rien n’est grave, tout s’enchaîne avec entrain et dynamisme. Nous sommes avant la méfiance, la prudence, la sécurité. Dans Something Wild, on part à l’aventure avec une inconnue juste parce qu’elle ressemble à Louise Brooks, on accepte des trucs à boire préparé par des étrangers dans la rue pour se remettre d’une gueule de bois, on embarque des auto-stoppeurs chevelus avec qui on s’époumone joyeusement sur Wild Things. On est en 1986, les yuppies et les pagers (les pagers!) sont là, mais l’utopie d’une grande communauté humaine a survécu.
Du moins, dans sa première partie. Car après avoir poussé cet état d’esprit survitaminé et vaguement régressif jusque dans ses derniers retranchements (une réunion d’anciens élèves de lycée, quoi d’autre?), voilà le récit qui s’embarque dans les chemins de traverse du film noir, du thriller et de l’épopée sanglante. Et d’un coup, toujours vu avec les yeux d’aujourd’hui, Something Wild précise sa dimension rétro-nostalgique : celle d’un voyage à travers l’histoire du cinéma américain des 25 dernières années. L’énergie de Spike Lee période Do the Right Thing et sa façon unique de faire résonner les ghettos blasters dans les rues de New York. Les premières minutes du Scarface de de Palma. Le jeu halluciné de Griffin Dunne dans After Hours, repris ici quasiment à l’identique par un Jeff Daniels habité. L’ambiance vénéneuse de Body Double mais teintée de douceur et de joie de vivre, rappelée entre autres par la présence toute sexuelle de Melanie Griffith. Un petit détour par Back to the Future et American Graffiti pour l’ambiance « mes plus belles années », ou par le goût de la liberté de Thelma et Louise et c’est Ray Liotta qui arrive, pas encore Affranchi mais à la présence déjà magnétique et dangereuse, pour faire basculer Something Wild vers un cinéma affolant, celui qui n’hésite pas emmêler les pinceaux de son spectateur entre comédie et violence, entre slapstick et gore : celui des Coen (une des dernières scènes du film de Demme affiche d’ailleurs clairement sa ressemblance avec l’affrontement final de Blood Simple : hasard ou coïncidence ?) et plus tard celui de Quentin Tarantino qui a sans doute puisé là quelques idées.
Devant cette avalanche de scènes qui rétrospectivement appellent la référence, devant ces innombrables liens que tisse Something Wild entre passé, présent et futur, le travail d’éditeur de Criterion apparaît alors, pour une rare fois, un peu maigre. Bien sûr, le transfert est superbe, la copie semble presque neuve. Mais hormis une maigre entrevue avec Demme et son scénariste E. Max Frye, le rayon suppléments semble bien trop peu garni pour faire impact. C’est un peu court, jeune homme, aurait dit l’autre. Et ce n’est certainement pas assez wild, ajouterons-nous.
La bande-annonce de Something Wild:
19 mai 2011