Sorry We Missed You
Ken Loach
par Carlos Solano
Écrire sur les films de Ken Loach, c’est se confronter à un mauvais objet pour la critique. Immédiatement bouleversants au niveau de leur contenu, inattaquables sur le fond, d’une colère indispensable, ses films récents laissent pourtant de plus en plus dubitatifs quant à leur forme. Accusé (parfois à tort, souvent à raison) de faire des films « à sujet », mûs par des ressorts dramatiques trop visibles, trop lourds, l’œuvre de Loach reste pourtant l’une des seules, l’une des rares, à décrire continuellement et sans détour les ravages du capitalisme sur la classe ouvrière. Sorry We Missed You, son dernier film, ne fait pas exception : il confirme une fois de plus ce que l’on savait déjà : que, pour Loach, le cinéma constitue davantage un support où dresser des constats politiques nécessaires, qu’un réel outil de dénonciation. La nuance importe : connaissant d’avance et très bien ce dont il traite, Loach oublie parfois de réfléchir le cinéma dans sa dimension d’objet complexe, capable d’expliquer, de nuancer ou de questionner une réalité sociale. Les conséquences d’une telle démarche desservent partiellement les intentions du film : le pouvoir contre lequel il a toutes les raisons de s’attaquer devient caricature, les larmes écrasent le propos, la possibilité de toute émancipation s’efface. S’il est difficile d’écrire sur Loach, c’est que ses films appartiennent à ce qu’André Bazin appelait un cinéma du cadre (par opposition à un cinéma du cache) : un plan de Loach dit rarement plus que ce qu’il montre, l’explicite l’emporte sur l’implicite, l’image affirme plus qu’elle n’invite à réfléchir.
Coécrit avec son scénariste habituel, Paul Laverty, Sorry We Missed you apporte une dimension critique supplémentaire à l’œuvre du cinéaste britannique. Dans la continuité de son précédent film, Moi, Daniel Blake (2016), Loach s’intéresse ici aux mutations du capitalisme sauvage et aux formes de l’esclavage moderne. À Newcastle, au Royaume-Uni, un père de famille trouve un emploi à titre de livreur pour une plate-forme de vente en ligne. Amazon s’insinue à l’horizon, « l’ubérisation » de l’économie et de l’emploi forment le sujet central de Sorry We Missed you : l’individu n’existe que pour le travail, les conquêtes sociales s’effondrent en cascade, les dettes se multiplient de façon infernale. L’ouverture du film, comme souvent chez Loach, ne laisse présager rien de bon : un entretien d’embauche met à nu les termes et le vocabulaire managérial par lesquels le néolibéralisme assure sa domination. « Vous êtes désormais auto-entrepreneur, tout ce qui vous arrive relève de votre choix », annonce le patron de l’entreprise à Ricky. Dès lors, le personnage principal sera pris dans l’engrenage d’un système où chaque faux pas aura des conséquences sur sa famille, tout comme sur sa santé mentale et physique. Impitoyable, l’analyse politique de Loach aveugle par sa justesse et questionne l’absence de responsabilité de l’État à l’égard de la misère sociale. Souvent pervers, le scénario de Laverty ne laisse toutefois aucune marge de manœuvre à ses personnages, entièrement voués à un traitement misérabiliste.
Sorry We Missed You emprunte son titre au message laissé par l’entreprise de livraison pour laquelle travaille Ricky lorsque le client est absent. Plus largement et de façon cruellement ironique, on le comprend dès les premiers plans, il se réfère à tous les laissés-pour-compte du néolibéralisme sauvage : à la solitude des personnes âgées et dépendantes abandonnées par le système et prises en charge par ceux et celles qui vivent déjà en situation précaire ; à une jeunesse incapable de se projeter dans un avenir meilleur, revendiquant son existence sociale en graffitant sur les murs de la ville. Exceptionnelles, les quelques issues à ce système qui phagocyte tout sur son passage naissent des scènes très tendres que Loach construit entre Ricky et sa fille, seuls instants où le film invite à reprendre un peu de souffle. La dernière partie du film verse cependant dans une sorte d’accumulation dramatique gratuite, anéantissant d’un seul coup les quelques subtilités que le film avait mises en place dans les premières scènes.
6 mars 2020