Soul Kitchen
Fatih Akin
par Damien Detcheberry
Hissé au sommet des nouvelles vagues turque et allemande difficile d\’étiqueter un cinéaste à la double ascendance avec Head on (Ours d’or au Festival de Berlin en 2004) et De l’autre côté (prix de la mise en scène au Festival de Cannes en 2007), Fatih Akin porte désormais sur ses épaules une lourde responsabilité artistique. Attention donc aux faux pas, et à tout ce qui l’écartera de sa noble destinée cinématographique, en l’occurrence l’achèvement de sa trilogie sur « l’amour, la mort, le diable » entamée avec Head on et dont on attend toujours le troisième volet. C’est avec une déception non dissimulée qu’une partie de la presse a par conséquent accueilli la comédie Soul Kitchen, là où elle s’attendait à Hell’s Kitchen. Et comme on pardonne mal au clown de se faire philosophe - qu’on se souvienne de Charlie Chaplin et de son M. Verdoux - on tolère difficilement que l’Artiste s’adonne à la farce.
Ce serait oublier que Fatih Akin, avant d\’accéder à la reconnaissance critique, a fait ses armes entre autres dans la comédie pas toujours très légère (Im Juli, 2000) dont il retrouve ici un de ses interprètes (Moritz Bleibtreu). L’autre partie de la presse, donc, se réjouira de cette embardée « récréative », selon les propres mots du cinéaste, visant à l’écarter des sentiers balisés d’une carrière en passe de devenir trop solennelle. La rage personnifiée sous les traits de Birol Ünel1 dans ses deux précédents films laisse place dans Soul Kitchen à une agitation tranquille, incarné par un sous Jim Morrison désexualisé et un peu mou : Zinos (Adam Bousdoukos), le jeune restaurateur hambourgeois à qui il arrivera toutes les misères du monde, n’a plus rien d’une tête brûlée. Au contraire, c’est un trentenaire débraillé, plus enthousiaste que casse-cou, qui tente une dernière fois de réaliser son rêve avant de s’embarquer vers une quarantaine bedonnante. Dans un quarter convoité par des promoteurs immobiliers véreux, il va lutter pour maintenir à flots un restaurant gastronomique et convivial : sa ‘cuisine de l’âme’ se veut une oasis d\’irrévérence face à la gloutonnerie des pouvoirs financiers qui transforment les quartiers prolos en bonbonnières bobos.
Teintée d’humour bon enfant et de plaisanteries parfois éculées, cette lutte des classes tournée en comédie pourrait paraître dérisoire. Il s’y dessine pourtant en filigrane la vraie crise culturelle et identitaire de la génération X qui, depuis la chute du mur, doit prendre son parti entre cynisme vénal et donquichottisme modeste. Pour la jeunesse qui n’a pas senti tourner le vent de la liberté économique soufflé par les années Goodbye Lenin, le fond de l’air est devenu noir. C’est ce qui rend touchant le combat inégal de Zinos et de son cortège de repris de justice, squatteurs, chômeurs et bras cassés sociaux en tout genres. Ces sympathiques francs-tireurs, naïfs et un peu paumés, n’ont pas su éviter la fracture sociale qui s’est produite entre ceux qui rêvent d’un retour à la fraternité et la réalité brutale du règne de l’argent. Mais Fatih Akin filme leur résistance avec autant d’humour que de compassion. En attendant que les idéaux se ressoudent, mieux vaut rire de la chute.
1L’acteur turc tient tout de même dans Soul Kitchen le rôle d’un chef cuisinier délicieusement irascible, entre le John Cleese de Fawlty Towers et Rambo.
29 juillet 2010