SOUNDTRACK TO A COUP D’ETAT
Johan Grimonprez
par Robert Daudelin
En 1960, le grand batteur de jazz Max Roach a publié We Insist!, l’un des albums les plus importants de sa longue carrière ; son épouse, Abbey Lincoln, y interprétait les textes de l’écrivain noir Oscar Brown Jr. Quelques mois plus tard, en février 1961, Roach et Lincoln faisaient partie d’un groupe de manifestants ayant forcé les portes du Conseil de sécurité des Nations unies où l’on débattait du Congo et de l’assassinat de Patrice Lumumba. C’est le prétexte rêvé pour le cinéaste belge d’associer musique et histoire et, du coup, de revenir de façon fracassante sur l’un des événements majeurs des luttes d’indépendance qui secouaient alors le continent africain.
Le projet est audacieux, voire téméraire : revisiter les événements entourant l’assassinat du premier ministre congolais Patrice Lumumba en utilisant comme « commentaire » la musique (et la présence à l’écran) de quelques grands musiciens noirs américains. Or, le pari de Johan Grimonprez est largement gagné, et son nouveau film une leçon d’histoire exceptionnelle.
Certains de ces musiciens connaissaient le continent pour y avoir fait des tournées à l’invitation du Département d’État ; c’est le cas de Louis Armstrong, Dizzy Gillespie et Nina Simone, ignorant alors qu’ils collaboraient aux entreprises culturelles de la CIA. C’est donc à ce titre que Grimonprez les associe à son projet. D’autres qui apparaissent dans le film (Duke Ellington, Art Blakey et Roach) auront également des contacts avec l’Afrique. Tous, par leur musique et par leurs propos (souvent « détournés ») s’intègrent au discours du film avec une harmonie étonnante. Abbey Lincoln et son chant comme Max Roach et ses tambours interviennent même régulièrement, leur discours, musical ou autre, étant clairement politique, et leur engagement bien connu.
La présence éloquente de ces musiciens afro-américains a une fonction évidente dans le propos du film : lier la lutte du peuple noir américain, alors dans une phase déterminante de son histoire, aux luttes de libération du colonialisme de nombreux peuples africains. Si besoin en était, la présence de Malcolm X vient éloquemment appuyer le propos. Même l’évocation de la campagne présidentielle de Dizzy Gillespie en 1964 – un président noir, 45 ans avant Obama ! – devient un clin d’œil à ce rapprochement.
Les autres intervenants sont beaucoup moins rassurants et tous, d’une façon ou d’une autre, ont collaboré à l’assassinat de Lumumba : le fade Baudouin, roi des Belges, et tous les hommes de gouvernement belges, adeptes de la langue de bois ; Allen Dulles, grand patron de la CIA, commanditaire de l’assassinat du leader congolais ; Dag Hammarskjöld, l’habile secrétaire général des Nations unies ; le président Eisenhower, ennemi silencieux et redoutable de Lumumba ; l’insaisissable Moïse Tshombé, prêt à tous les compromis. Cette galerie de portraits, aussi colorée soit-elle, n’est jamais anecdotique, toujours inscrite dans l’histoire et son déroulement, histoire qui appartient d’abord à ceux et celles qui luttent, telles les activistes Léonie Abo et Andrée Blouin, dont le film rappelle l’importance. Le film témoigne d’un imposant travail de recherche pour lequel on suppose, à la lecture du générique de fin, qu’ont été scrupuleusement inventoriées toutes les sources susceptibles de receler la moindre information : films de famille, films de fiction, documentaires, actualités, émissions de télévision, films éducatifs, films de propagande. Grimonprez n’hésite pas à compléter ces sources en filmant de nouveaux intervenants, notamment l’écrivain congolais In Koli Jean Bofane lisant de larges extraits de son roman Congo inc.
Au-delà de cette recherche imposante, ce qui fait la force de Soundrack to a Coup d’Etat, c’est le travail de montage de Grimonprez et de son collaborateur Rik Chaubet. La multitude des éléments retenus (citations, extraits de discours, manchettes de journaux) qui se superposent aux images impose au film une forme éclatée et hyperactive qui traduit bien la complexité de la situation et la quasi-impossibilité de démêler les interprétations qui en furent fournies à l’époque. L’intégration des éléments musicaux au déroulement des faits d’histoire est en soi un tour de force. Or, ces associations ne sont pas arbitraires : si certaines interventions – le solo de caisse claire de Max Roach annonçant l’arrivée des manifestants aux Nations unies – répondent à une articulation logique, la plupart viennent nous surprendre, nous éloigner de la chronologie, mais toujours pour nous emmener à faire le point sur les faits que nous venons de découvrir ou sur les propos d’un des intervenants – ainsi en est-il du solo de clarinette basse d’Eric Dolphy qui accompagne la visite du roi belge au Congo, ou encore la musique et les propos d’Ornette Coleman au moment de la visite de Lumumba aux Nations unies. Jamais ces moments, fussent-ils cocasses (les pitreries de Gillespie), ne sont artificiels ; au contraire, ils s’intègrent parfaitement au discours du film et, serions-nous tentés de dire, remplacent avantageusement les interventions du spécialiste de service, habituellement réquisitionné pour accréditer le sérieux de ce genre de film.
Auteur de quelques courts métrages que nous pourrions regrouper sous l’étiquette de films expérimentaux, Johan Grimonprez nous était surtout connu jusqu’à ce jour par son étonnant Double Take (2009), dans lequel il faisait dialoguer Alfred Hitchcock avec son double sur le tournage de The Birds. Avec Soundtrack to a Coup d’Etat, il met sa virtuosité au service d’une réflexion décapante sur un moment important de l’histoire contemporaine, qui ne peut que faire écho avec le cirque géopolitique entourant actuellement la gestion des ressources et de l’avenir de l’Ukraine.
8 avril 2025