Critiques

Sous un même soleil

François Jacob

par Bruno Dequen

À l’automne 2020, alors que les journaux du monde entier relataient soudainement l’explosion d’un conflit armé au cœur du Caucase, un cinéaste québécois n’a pas dû avoir la même réaction de surprise que le reste de la population. Depuis des années, François Jacob travaillait justement à la création d’un documentaire sur l’un des conflits territoriaux les plus durables et méconnus de notre époque. Utiliser le cinéma pour plonger au cœur de réalités ignorées, telle semble être la vocation de Jacob, révélé en 2017 par Sur la lune de Nickel, son premier long métrage qui portait sur l’histoire interdite et la vie quotidienne d’une ville minière de Sibérie. Poursuivant et affinant une démarche qui confronte passé et présent, archives et rencontres individuelles, témoignages et exploration sensorielle d’un territoire, le cinéaste démontre avec Sous un même soleil qu’il est l’un de nos documentaristes les plus rigoureux et ambitieux, déployant un sens du cadre et de l’écoute qui rend justice à la complexité du monde qu’il observe.

Le défi était grand cette fois-ci. Depuis la chute de l’URSS, mais plus particulièrement depuis un cessez-le-feu établi en 1994, le Haut-Karabakh (ou Nagorny Karabakh), région autonome arménienne autoproclamée en plein cœur de l’Azerbaïdjan, est la source d’un conflit entre les deux pays. Comme le souligne un politologue azerbaïdjanais interviewé par le cinéaste, les origines du conflit sont aussi simples à expliquer que la situation est impossible à résoudre. À l’image d’un grand nombre de guerres territoriales actuelles, comment concilier le concept d’État-nation et l’existence de régions qui sont au cœur de l’identité de deux peuples ? Face à un sujet d’une telle ampleur, l’intelligence du cinéma de Jacob est de parvenir à éviter tout survol simpliste pour privilégier une multitude de points de vue souvent contradictoires qui témoignent des multiples réalités politiques et humaines faisant de ce conflit une guerre sans fin. À cet égard, il serait d’ailleurs passionnant de montrer ce film avec Les Éternels de Pierre-Yves Vandeweerd qui, en 2017, abordait le même sujet sous un angle plus strictement poétique et philosophique.

« Les politiciens font la guerre, pas les voisins. » Comme le titre même du film, cette phrase prononcée par l’écrivain azerbaïdjanais assigné à résidence Akram Aylisli témoigne d’une vision humaniste qui n’aura de cesse ici d’être confrontée à la violence de l’Histoire, à la puissance néfaste des mouvements nationalistes et aux drames personnels. D’ailleurs, à peine l’écrivain a-t-il prononcé ces mots que le cinéaste nous montre des images d’une foule brûlant ses livres et son portrait, puisqu’il est considéré comme traître dans son propre pays. Dialecticien lucide, Jacob construit ainsi son film comme un montage de visions qui se heurtent. À la propagande nationaliste des deux pays, il oppose le travail de journalistes indépendants qui prônent la réconciliation. Les propos de villageois arméniens convaincus qu’un « Turc sera toujours un Turc » sont contredits peu après par une balade au sein d’un bazar géorgien où Arméniens et Azerbaïdjanais vivent en totale harmonie. Sans relâche, le cinéaste parcourt la région afin de rendre compte d’une multitude de points de vue.

Cette démarche dialectique trouve son triste aboutissement dans la rencontre anticipée d’un journaliste indépendant azerbaïdjanais et d’une réfugiée arménienne militante aux États-Unis. Longuement introduits tout au long du film, les deux protagonistes sont incapables de se parler, l’idéalisme de l’un étant soudainement confronté au refus catégorique de l’autre d’envisager, ne serait-ce qu’un instant, la possibilité de torts partagés. Au moment où la tension atteint un point de non-retour, Jacob prend un pas de recul et introduit un plan large qui lui permet à la fois de représenter l’incommensurable distance entre les protagonistes et de dévoiler le cadre bucolique et serein dans lequel s’est déroulée la joute verbale. Ce sens de la mise en scène est l’une des autres qualités d’un film dont le titre suggère justement une vision qui s’éloigne de la simple présentation journalistique. C’est dire que ce ne sont pas seulement les discours irréconciliables qu’observe le cinéaste, mais aussi l’absurde beauté d’une nature souvent magnifique qui n’a que faire des conflits humains, à l’image de toutes les ruines depuis longtemps envahies par la végétation. Dès les premiers plans dignes d’un western crépusculaire, Jacob porte ainsi une attention particulière au paysage qui, malgré tout, laisse entrevoir la possibilité d’un avenir. Avec ou sans nous.


9 septembre 2021