Soy Cuba
Mikhaïl Kalatozov
par Helen Faradji
L’histoire du cinéma est jalonnée de films maudits, censurés, interdits. Bouts de pellicule incandescents, effrayants pour les autorités, puisque susceptibles d’embraser toutes les révoltes larvées. Soy Cuba, réalisé en 1964 par Mikhaïl Kalatozov et scénarisé par deux poètes (Enrique Pineda Barnet et Ievgueni Ievtouchenko) en fait partie. Fruit d’une difficile collaboration entre les Russes et les Cubains, le film fut notamment interdit aux États-Unis dès sa sortie. Et il fallut attendre 1992, lors d’une rétrospective consacrée au cinéaste (pourtant lauréat d’une palme d’or en 58 pour son Quand passent les cigognes) au festival de Telluride, pour qu’il soit dévoilé sur le sol américain. Un an plus tard, Coppola et Scorsese, à qui l’on peut reprocher ce que l’on veut mais pas leur amour sincère du cinéma, mettaient leurs énergies au service de la restauration de la copie pour qu’enfin, le film puisse arriver jusque nous.
Alors, qu’est-ce que Soy Cuba pouvait bien avoir de si inquiétant ? 4 destins cubains (celui d’une prostituée, celui d’un cultivateur de canne à sucre, celui d’un étudiant révolutionnaire et celui d’un paysan poussé à rejoindre les forces de libération castriste) y sont présentés, chacun évoquant à sa manière un aspect de l’histoire politico-sociale de l’île. Chacun assimilé à un bout de dynamite révolutionnaire propre à exalter la liberté et l’intégrité, comme autant de réponses à l’oppression arrogante américaine, aux humiliations quotidiennes, aux violences du régime de Batista. Chacun, enfin, filmé par Kalatozov dans de grandes fresques lyriques et symbolistes dont seuls les Russes semblent avoir le secret (parfois, l’ombre tutélaire d’Eisenstein n’est pas loin). Pour 1964, tout cela pouvait effectivement faire beaucoup.
Mais en privant le public de ce film, les censeurs privèrent aussi les cinéphiles d’un pur bijou de cinéma, « un film qui donne foi dans le cinéma » comme l’a dit Scorsese. Noir et blanc texturé quasi-phosphorescent, angles dramatiques, cadrages désaxés, plans-séquences portés par un mouvement d’une vivacité toujours plus frétillante : tout concourt dans Soy Cuba à porter une poésie visuelle époustouflante, un ode habitée aux damnés de la terre. Alors, oui, avec le recul, on verra ce film comme l’on lit un livre d’histoire où les bons et les méchants sont trop clairement et trop naïvement identifiés (le bonheur communiste contre le désespoir capitaliste). Mais on le lira aussi comme un livre superbe et admirable, porté par un vent de liberté formelle proprement renversant.
À (re-) découvrir au Cinéma du Parc les 4, 5, 6 et 7 janvier à 19h (sous-titres français), suivi à 21h30 du Mammouth Sibérien, un documentaire brésilien de Vicente Ferraz et Isabel Martinez Artavia qui retrace l’histoire du film.
3 janvier 2008