Spencer
Pablo Larraín
par Alice Michaud-Lapointe
Le 31 août 1997, la princesse Diana Spencer, dite Lady Di, décède dans un tragique accident de voiture sous le pont de l’Alma à Paris, alors qu’elle tente d’échapper à des paparazzis. Scrutée, épiée, voire pourchassée jusque dans sa mort, la princesse de Galles n’a jamais cessé d’être l’objet d’une fascination qui perdure encore aujourd’hui. Dépeinte par la presse people comme une icône de mode, une mère aimante et dévouée, une épouse trahie, une femme engagée dans diverses causes humanitaires mais aussi comme une manipulatrice sulfureuse, une perverse, une névrosée, la figure de Lady Diana a fait couler beaucoup d’encre et son image à la fois chérie et hyper médiatisée continue d’intriguer, notamment parce qu’elle conserve une part d’insaisissabilité. Diana Spencer ne peut être parfaitement figée ou attrapée par l’histoire, quelque chose de son personnage y résiste et c’est précisément en prenant à bras-le-corps cet idéal de fuite et d’indépendance qui la suit comme une ombre que le cinéaste Pablo Larraín a voulu représenter un moment charnière de sa vie, peu avant sa séparation avec le prince Charles.
Ouvrant la porte aux détours fictionnels et aux visions fantaisistes, le film de Larraín se détourne des codes du biopic classique pour se concentrer uniquement sur trois jours de la vie de Diana, plus précisément les 24-25-26 décembre 1991 alors que la famille royale est rassemblée à Sandringham Palace, dans le Norfolk. Larraín avait d’ailleurs privilégié une structure temporelle similaire dans Jackie (2016), film qui exposait la vie de Jackie Kennedy au lendemain de l’assassinat de son mari en 1963. Si les deux films comportent leur lot de ressemblances dans leur traitement de l’espace, entre extrême proximité et distance (qu’on pense à la manière de filmer les deux femmes seules, marchant de dos dans des couloirs sans fin, ou traquées en contre-plongée par les caméras des paparazzis), Spencer semble moins s’astreindre à représenter la réalité sagement et fidèlement qu’à proposer une vision autour du mythe de Diana, voire une fable mélancolique visant à faire surgir la – sinon une – vérité du personnage. Là où Jackie était plutôt convenu dans sa forme et sa visée, Spencer ose davantage explorer le sentiment d’enfermement que ressent Diana et il le fait avec une énergie plus libérée.
C’est en empruntant aux genres de l’horreur gothique et du thriller psychologique que Spencer trouve son originalité formelle, la caméra de Larraín créant une atmosphère étouffante au sein de laquelle Diana, interprétée remarquablement par une Kristen Stewart qui cultive l’énigme en évitant le piège du mimétisme, se trouve cernée, peu importe ses fantasmes d’évasion en Porsche. Le brouillard anglais, laiteux et pesant, prend ici des allures angoissantes, de même que la trame sonore signée Jonny Greenwood, qui devient de plus en plus obsédante à mesure que Diana découvre qu’elle ne peut émerger du cauchemar duquel elle se sent prisonnière depuis des années. Larraín filme d’ailleurs souvent Stewart seule au centre de l’image ou comme une cible à atteindre – pensons à cette scène autour de la table de billard, où Diana et le prince Charles se confrontent –, les paroles de ses interlocuteurs demeurant en hors champ, encerclant sa personne ou la prenant en défaut par surprise. Diana cherche coûte que coûte à s’extraire du cadre, à ouvrir les rideaux de sa chambre, à briser ses chaînes (qu’elles prennent l’allure de fils de fer ou de colliers de perles), mais est constamment ramenée à bon port vers Sandringham Palace, cette maison qui, on ne cesse de le répéter, « entend tout ». Aussi angoissante que somptueuse, cette demeure froide où il vaut mieux chuchoter pour protéger ses secrets condamne la Princesse Diana à la bienséance éternelle, à la discrétion imposée, aux réceptions à heure fixe, mais aussi au dédoublement intérieur. Le Prince Charles confirmera ce message lorsqu’il conseillera à son épouse, se voulant rassurant : « You have to make your body do things that you hate ». Or ce n’est que lorsque Diana se retrouve dans sa maison d’enfance abandonnée qu’elle peut enfin s’incarner et redevenir « une », telle une silhouette dans la nuit réussissant à sortir du brouillard pour embrasser un monde crépusculaire choisi. Difficile de penser à une actrice qui aurait pu mieux capter ce vacillement intérieur, ces percées entre présence et absence que Kristen Stewart. L’actrice excelle ici en ne cherchant pas à imiter Diana mais plutôt à la rendre vivante, crédible dans chaque geste de fureur contenue ou lors d’instants heureux volés avec ses enfants William et Harry. L’intelligence du jeu de Stewart réside dans cette manière si particulière qu’elle a d’en faire peu, de laisser apparaître Diana dans tout ce que sa figure conserve d’inexpliqué et de trouble. Stewart n’a pas besoin de sursignifier la tourmente, elle accueille le personnage de Diana tel qu’il se présente à elle, comme si elle percevait elle-même le monde fantomal qu’il charrie, une sensibilité « spectrale » qui se décelait déjà dans Personal Shopper (2016) d’Olivier Assayas, oeuvre dans laquelle elle incarnait Maureen, une jeune Américaine médium cherchant à entrer en contact avec son frère défunt.
Ce dosage et cette retenue qui sont des qualités faciles à attribuer au jeu de Stewart ne sont toutefois pas à l’image du traitement des thématiques mises de l’avant dans Spencer, Larraín sur-soulignant symboliquement au fil du film ce qui devrait rester de l’ordre de l’évocation ou de l’allusion subtile. Les visions de Diana, trop nombreuses, en deviennent parfois lourdes, tout particulièrement lorsque le spectre d’Anne Boleyn apparaît à maintes reprises dans le château (celle-ci ayant été accusée d’adultère, puis décapitée pour qu’Henri VIII puisse épouser sa maîtresse). Le motif de l’errance guide la trame narrative sans laisser place à d’autres avenues scénaristiques, et les métaphores autour de ce qui « craque, s’arrache », qui planaient jusque vers la moitié du film, sont au final chaque fois explicitées par des objets concrets. Cette surenchère finit par desservir Spencer, Larraín semblant marteler cette idée de « prison dorée » et porter davantage attention à rehausser l’esthétisme et l’élégance reconnue des looks de la princesse qu’à complexifier la mise en scène entourant son déchirement intérieur. La démarche de Larraín demeure ainsi trop directive et explicative pour laisser à l’aspect fantomatique de son projet l’ambition de se déployer dans toute cette part d’incertitude et de flou (au potentiel horrifique infini) qui aurait gagné à rester centrale pour ajouter en cohérence.
La question demeure alors : qui était donc la princesse de Galles ? Une mère, une épouse, une femme à l’âme charitable, un spectre, une inconnue ? La vérité ne saurait être trouvée, mais dans cette scène où Diana se laisse aller à danser et que son corps, enfin libre dans sa solitude, se dénoue lentement, une légèreté nouvelle apparaît, tout comme une autre version d’elle-même, s’apposant sur toutes les autres, fictives ou fantasmées, et à laquelle on a envie de croire aussi.
8 novembre 2021