Still Alice
Richard Glatzer
par Céline Gobert
A l’instar du best-seller éponyme écrit par la neuroscientifique Lisa Genova, dont il est l’adaptation, Still Alice adopte le point de vue de son héroïne (incarnée ici par Julianne Moore), une femme de 50 ans sur qui tombe le couperet d’un diagnostic d’Alzheimer précoce. Des pages du livre à l’écran de cinéma, le but assumé du couple de réalisateurs Richard Glatzer et Wash Westmoreland n’est pas de rendre le traitement de la maladie plus complexe ou plus âpre qu’il l’avait été rendu par l’auteure Genova (dommage!) mais bien de coller à sa vision lisse, proprette et pleine d’espoir. Conséquence : le public le plus à même d’apprécier le film – comme pour le livre – sera celui qui n’aura d’autres attentes que celle d’un grand polissage général. Pas question ici de rendre compte du déclin douloureux que provoque la maladie, ni de cette folle colère que suscite son annonce, ni des durs ravages subis par l’entourage. Glatzer et Westmoreland bottent constamment en touche lorsqu’il s’agit de réalisme, de naturalisme et des côtés sombres de la maladie. D’un bout à l’autre, Still Alice est un film qui garde le sourire, mainstrean et américain jusqu’au bout des ongles. Si sentimentalisme il y a, il se love justement dans l’édulcoration extrême de la maladie et du refus permanent d’aller au-delà de ce qui est aimable- personnages et situations compris.
D’un point de vue scénaristique, les choses s’enchaînent sans surprise : Alice oublie des mots, puis les prénoms de ses enfants, elle se perd dans la rue, puis dans sa propre maison. A la fin, la professeure de linguistique active, intelligente et séduisante qu’elle était s’est transformée en enfant perdue, incapable de communiquer et de parler. Bien entendu, entre temps, elle n’a jamais perdu sa joie de vivre ni la volonté de combattre. Les cinéastes, en gardant les facilités narratives du roman intactes, s’enferment dans une insipidité similaire, et ce même s’ils tentent d’insuffler du cinéma dès qu’ils peuvent : un arrière plan flou et une caméra agitée viennent signifier la panique d’Alice lorsque cette dernière se perd pendant son jogging, ou encore, un tableau surplombant la mère et la fille – filmées symétriquement le temps d’une scène – et représentant une figure féminine menaçante (peut-être Frida Kahlo?) drapée de noir et de rouge, annonce les souffrances à venir. Pourtant, rien ne suffit à provoquer le trouble : Still Alice continue inlassablement, et jusqu’à la fin, à filmer la perte du soi sur le mode du divertissement, les caractéristiques d’Alice – éminemment cultivée, bourgeoise et heureuse en ménage – finissant en prime d’empêcher toute identification possible par le commun des mortels.
Leur entêtement de cinéastes à demeurer dans un tel ton dramatique de surface a raison de toute émotion et le film souffre alors d’un terrible paradoxe : à trop éviter le pathos, il ne provoque plus rien du tout. Le duo a tort : même sans aller jusqu’à l’acharnement complaisant d’un Haneke pour parler de la maladie et du déclin cognitif (voir Amour qui aime un peu trop confronter le spectateur au pire), le plus subtil Away from her de la canadienne Sarah Polley, dans sa peinture d’un vieux couple face à l’Alzheimer de l’épouse, a prouvé qu’il est possible d’allier haut la main sobriété, pudeur et émotion. Polley offre aussi une voix à l’entourage, ce que ne fait jamais Still Alice, qui n’a pas étoffé les seconds rôles du roman en passant à l’écran. Alec Baldwin (le mari), Kristen Stewart, Kate Bosworth et Hunter Parrish (les enfants) n’ont pas plus à défendre que des figures floues et réduites à des étiquettes (l’actrice, la future mère, le médecin…) peinant à exister face au centre Alice. Le film les expédie rapidement et sans trop d’affect, encore une fois trop obsédé par le fait d’en faire trop.
C’est de la mise en scène, dont la délicatesse rappelle celle d’Ira Sachs et de son Love is Strange, que vient néanmoins la surprise. La détérioration de l’esprit d’Alice n’est quasiment jamais induite à l’écran par autre chose qu’Alice elle-même, ce qui limite toute surcharge métaphorique (le petit défaut de l’excellent film de Polley) et ce qui offre par ailleurs les pleins pouvoirs à la comédienne Julianne Moore. Avec intelligence, l’actrice, en lice pour les Oscars 2015, choisit de défendre physiquement un personnage qui n’a donc pas grand chose à offrir intellectuellement (parce que peu creusé) en s’incrustant brillamment dans la moindre gestuelle d’une Alice à la dérive. Son premier face-à-face avec le docteur exclut le médecin du cadre. Pas de contre-champ, la caméra est braquée sur Moore et observe le moindre tressaillement de ses lèvres, la moindre lueur de panique au fond de ses yeux, son rire gêné lorsqu’elle constate ses oublis. Julianne Moore, en un plan fixe de trois bonnes minutes, prouve qu’elle a tout compris à l’acting. Plus tard encore, Glatzer et Westmoreland la décadrent (quand elle mange une crème glacée), l’isolent complètement en la faisant s’adresser à elle-même en vidéo Pire : à mesure que son identité s’efface, les autres personnages reprennent leur place dans le cadre et Alice est souvent filmée de dos. Lors d’une séquence où sa famille s’interroge sur son devenir (floue, en arrière-plan), Alice est au premier plan, de dos, décentrée, toute ouïe mais absente : implacablement, la mise en scène épouse la logique de disparition du personnage (renvoyant à cet « art of losing », dont elle parle dans le film). En filmant obstinément ce corps sous tous les angles, encore et toujours là, même lorsque l’âme s’envole, les réalisateurs trouvent une épaisseur dont le livre ou le scénario étaient dépourvus. A l’écrit, Glatzer et Westmoreland l’expriment un peu lourdement en citant le Angels in America de Kushner. A l’image, le regard hagard, égaré, vulnérable d’une Moore discrète, et au sommet de son art, emporte tout sur son passage.
La bande-annonce de Still Alice
22 janvier 2015