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Critiques

Still Life

Jia Zhang-ke

par Jacques Kermabon

De Still Life, on pourrait soutenir avec la même force que sa beauté émane du regard documentaire qu’il porte sur le monde ou qu’elle prend sa source dans ses artifices et son formalisme. Le hasard a conduit Jia Zhang-ke aux abords du plus important barrage électrique du monde, celui des Trois Gorges*. Mais ce n’est pas tant cette prouesse technique qui a intéressé le réalisateur que ses répercussions sur l’environnement proche : villes submergées, populations déplacées, paysages transformés. Il fallait faire vite, une nouvelle phase des travaux allait engloutir un peu plus la ville de Fengjie.

Nous découvrons le lieu dans le regard d’un homme, San Ming, interprété par un non-professionnel, Han Sanming, cousin du réalisateur. Mineur, il vient du Nord pour retrouver sa femme et sa fille dont il n’a plus de nouvelles. Il les cherche, trouve à se loger puis, comme il lui faut rester plus longtemps que prévu, se retrouve à travailler sur les chantiers de démolition. Un moment, le film prend un virage abrupt. Surgit l’actrice fétiche de Jia Zhang-ke, Zhao Tao. Elle interprète une femme à la recherche de son mari et introduit une intrigue parallèle dont on ne peut s’empêcher d’imaginer qu’elle va croiser l’autre. Plus tard, après que la femme est repartie, nous reprenons l’histoire de l’homme. Ces deux figures sont prétextes à nous faire pénétrer dans deux mondes qui se côtoient sans se croiser : d’un côté, les gens de peu, ceux qui vivent de petits boulots, sont licenciés sans ménagement, se retrouvent sans logement décent ; de l’autre, ceux qui, comme la femme, portés par le vent du libéralisme, ont amassé une fortune insolente.

Mais on pourrait affirmer avec la même assurance que Still Life repose avant tout sur une construction formelle rigoureuse, deux récits fermés sur eux-mêmes. Au long panoramique qui, au début, sur le bateau, amène San Ming à Fengjie, s’achève sur lui et l’isole comme protagoniste principal, fait écho un plan de même tonalité vers la fin. De son côté, l’histoire de la femme est enchâssée au centre de la fiction, avec l’homme, enserrée elle aussi, comme entre deux parenthèses. Alors que la convention voudrait – et, avec la naïveté du spectateur conditionné nous l’attendons confusément – que ces deux destins se rejoignent, les histoires demeurent jusqu’au bout parallèles. Jia Zhang-ke joue d’un certain arbitraire, mais, filmées sur le même ton de l’évidence, ces constructions élaborées ne s’affichent pas comme un manifeste esthétique, les événements les plus incongrus semblent mus par une mystérieuse nécessité. Un objet volant non identifié traverse le ciel, un immeuble qui a l’air inachevé s’envole comme une fusée sans qu’ils choquent outre mesure les témoins de la scène et sans qu’on puisse leur attribuer avec certitude une logique symbolique.

De même, on ne songe pas tout de suite à interpréter le spectacle auquel assiste San Ming, à peine débarqué du bateau au début, quand un prestidigitateur marlou transforme des yuans en euros, ni cette image finale d’un funambule en équilibre sur un fil qui relie deux immeubles promis à la destruction. En équilibre entre deux monde ?

Le personnage de San Ming lui-même, quoique interprété par un non-professionnel, se constitue assez vite comme une silhouette singulière, qui évoque la présence têtue d’un burlesque, burlesque sans dimension comique, laconique et opaque. Son corps compact et quasi mutique, à la fois fragile, comme ballotté par les événements, et déterminé – voir quand il sort un couteau à cran d’arrêt face à ceux qui veulent lui soutirer de l’argent ou son insistance inébranlable sur le bateau de son beau-frère – lui confère une présence au monde en-deçà de toute psychologie, mais non dénuée d’émotion. Il n’a pas besoin d’extérioriser ce qu’il ressent, les faits parlent d’eux-mêmes comme lorsque, alors qu’il a retrouvé sa femme, elle lui demande pourquoi il n’est pas venu plus tôt. Ce qui nous foudroie alors, c’est à la fois, après la longue attente que nous avons partagée, ce surprenant retournement, que tout cela soit dit avec calme, tout reproche ou regret déjà superflu, et que resurgisse en un instant un flot d’années perdues.

Bien évidemment, ces deux dimensions, l’ancrage dans la réalité et la dimension fictionnelle, que nous avons scindées artificiellement, avancent de concert dans Still Life. Tout le film porte en lui une part de documentaire et une part de fiction. Jia Zhang-ke a simplement une manière bien à lui d’orchestrer ce mélange, un rythme, un mode de filmage, une distance, ce qu’on appelle faute de mieux une « mise en scène » alors qu’il s’agit de créer un monde et de capter un peu de vérité sur notre monde.

* Jia Zhang-ke a été invité à découvrir le site par Liu Xiaodung, un ami peintre. Le travail du peintre est l’objet de Dong, documentaire tourné en parallèle avec Still Life.


22 mai 2008