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Critiques

STRANGE DARLING

JT Mollner

par Laurence Olivier

Ça crève les yeux : la photographie de Strange Darling, signée par l’acteur Giovanni Ribisi, est magnifique. Cependant, à l’image de ce carton sentencieux qui ouvre le film en avertissant que l’œuvre est tournée entièrement sur pellicule 35 mm, le thriller, imbu de ses effets, passe près de gâcher une esthétique qui pourrait parler d’elle-même. D’une part captivant par son rythme effréné, d’autre part trop préoccupé par son image pour écouter ce qu’il est véritablement en train de dire, Strange Darling tour à tour attire et repousse, fascine et dérange – à la manière de ses personnages.

Le sous-titre du film, « a thriller told in six chapters », nous informe que l’histoire sera racontée en six épisodes distincts, que nous découvrirons dans le désordre (3, 5, 1, 4, 2, 6, si notre mémoire est bonne), chaque section ayant son propre titre, un peu blagueur, toujours intrigant, présenté sur fond rouge vif. C’est ainsi que se déploie le film : stylisé à l’extrême, et se prenant très au sérieux même dans ses moments comiques. Le film avance avec une confiance que l’on pourrait presque qualifier d’arrogante, passant par exemple d’une introduction caricaturale en voix off à la manière true crime à un ralenti hypnotique d’une femme blessée qui fuit à la course tout droit vers la caméra.

Cette iconique final girl est incarnée par Willa Fitzgerald (The Lady), qui livre tout au long de cette haletante aventure une performance proprement impressionnante, révélant l’étendue de sa palette d’interprétation dans une intensité qui n’hésite pas à jouer le tout pour le tout. Pour l’accompagner – ou plutôt la poursuivre – dans cette course folle, son partenaire de jeu est Kyle Gallner (The Demon). Puisque nous découvrons l’intrigue de façon morcelée et par prolepses, c’est dans le retour au chapitre 1 (chronologiquement le début de l’histoire, mais présenté en troisième), alors que nous n’avons pas encore en main tous les éléments, que Gallner a l’occasion de déployer les subtilités de son interprétation. Dans des séquences lourdes d’indétermination, chaque inflexion de sa voix, chaque expression de son visage semble à la fois dire une chose et son contraire, les vérités et mensonges présumés se superposant en une pluralité de configurations. C’est que Strange Darling s’amuse à nous faire douter, usant de sa trame narrative décomposée pour brouiller les cartes et nous faire revenir sur nos pas, rendant l’action encore plus enlevante. Et si l’on peut certes deviner plus ou moins rapidement ce qui s’en vient, le rythme des rebondissements peut suffire à nous captiver.

Il n’y a aucune longueur dans ce suspense serré, qui emprunte largement à Quentin Tarantino, voire qui le pille : couleurs vives, déconstruction narrative, dialogues volontairement banals, jeux sur les tropes de série B, omniprésence de la musique, digressions, personnages secondaires colorés, hémoglobine à foison. Mais Strange Darling risque par trop d’hommage de constituer le pastiche d’un pastiche, et Tarantino finit par paraître comme un adepte du minimalisme en comparaison à JT Mollner, que l’on devine un peu trop fasciné par l’objet qu’il est en train de créer. Cela n’empêche pas des fulgurances artistiques que l’on a reconnues également chez le réalisateur de Pulp Fiction : la trame musicale, faite de reprises de classiques connus et de chansons originales composées et interprétées par Z Berg, fait mouche, et donne à l’univers son ton distinctif, avec ses voix éthérées et ses ambiances doucement menaçantes – ou menacées ?

Sans être révolutionnaire dans le domaine, le film cherche à se jouer des stéréotypes de genre, plus particulièrement dans leurs incarnations fictionnelles, lourdement codifiées notamment par les films d’horreur. Mais si l’on s’éloigne un instant du tourbillon sensoriel provoqué par sa préoccupation constante – et constamment évidente – pour la forme, on s’aperçoit que la critique – si c’en est une – portée par le film est bien mince, et véhicule elle-même raccourcis néfastes, lieux communs sexistes et autres idées douteuses. Si l’on peut accepter, avec agacement certes, le manque de subtilité de ce thriller dans sa propension à se regarder lui-même, il est plus difficile de faire preuve de la même générosité envers son traitement de sujets délicats (pratiques sadomasochistes, consentement, rôles genrés au sein des forces de l’ordre). Certaines des dernières séquences se révèlent particulièrement inconfortables, non pas à cause du gore mais bien à cause de ce qui peut être perçu au minimum comme un manque de sensibilité, sinon comme de la misogynie. Les plus cyniques diront que le film cherche bassement à profiter de la traction de certains enjeux contemporains ; d’autres, non moins cyniques, et dont je suis, avanceront que le film ne s’est pas attardé suffisamment à son contenu pour comprendre ce qu’il dit vraiment.

Devant le caractère pour le moins bancal du discours qui se dégage de Strange Darling, il devient tentant d’en faire fi complètement et de revenir à ce qui, au bout du compte, continue de tenir la route, soit sa capacité à nous tenir en haleine. Et cette réussite repose en grande partie sur les épaules de Willa Fitzgerald, qui, jusqu’au dernier plan, se donne entièrement, et habite son personnage avec une vivacité rare. Dans ce film stylisé à l’extrême, c’est ce que ce dernier plan semble signifier : alors que l’image se vide progressivement de sa couleur pour finir sur le noir et blanc, il ne reste plus que Fitzgerald.


30 août 2024